Wed, 20 Feb 2002 00:14:31 +0100 (CET)
Date: Wed, 20 Feb 2002 00:10:06 +0100
Subject: [Chroniques] du tour du Monde: J-1


Paris - 48deg51'N 2deg21'E 45m - 9degC out/19degC in


Ça y est.

Mon sac est prêt. Il contient ce qui sera mes seules possessions
pendant ce tour du Monde (à part bien sur mon crâne, mes deux bras et
mes deux jambes).

Récapitulation...

Deux chemises, un jean pour sortir au Brésil, un pantalon militaire de
rechange (imprégné à l'antimoustique) pour traverser le Sahara, un
collant suédois pour avoir les parties sensibles au chaud quand je
serai en Sibérie, assez de slips, de T-shirts et de chaussettes pour
marcher des kilomètres, une paire de pompes style "docksides" pour me
relaxer les arpions et faire du bateau en Espagne...

Une trousse à PBD (Petit Bordel Divers), avec des élastiques, du
scotch, du fil de lin ultra-solide plus des aiguilles, un dé à coudre,
une paire de pinces, et une foule de petits trucs que je serai content
de pouvoir utiliser pour réparer mes affaires, ou bien que je pourrai
troquer contre un trajet en camion au fin fond du Zimbabwe.

Un tupperware plein de médicaments, avec de quoi faire une opération
chirurgicale en pleine jungle, plus les antibiotiques et les
médicaments anti-palu d'urgence, des fois que je serais coincé en
Amazonie sans sorcier-guérisseur à moins de deux jours de marche.

Un tapis de sol et un bon sac de couchage, pour dormir dehors sous les
étoiles de Tombouctou.

Une pompe filtrante pour pouvoir boire l'eau des lacs de Patagonie.

Des dizaines de sacs en plastique, allez savoir pourquoi.

Et ainsi de suite.

La totalité de mes bagages pèse un peu moins de 20kg, ce qui est très
raisonnable quand on sait que c'est pour partir entre 6 mois et un an.
J'ai emballé toutes mes autres affaires dans des cartons en partance
pour la cave.

Demain, j'irai me faire vacciner contre la rage et la méningite à
l'Institut Pasteur (j'ai déja fait l'hépatite, la diphtérie, le
tétanos, la polio et la fièvre jaune; on dirait qu'ils veulent
vraiment me dissuader de visiter l'Afrique).  Ensuite, je graisserai
encore une fois mes rangers. Ça fait deux semaines que je les rode
amoureusement, ces pompes. J'imagine que D'Artagnan et ses potes
faisaient déjà ça il y a un siècle ou deux, quand ils se procuraient
des bottes neuves chez le tanneur du coin et qu'il fallait les
assouplir pour ne pas rater une passe d'arme à cause des ampoules aux
pieds.  Dans mon cas, c'est le sosie de Johnny Hallyday, mais avec une
casquette sur le crâne, qui me les a vendues dans un magasin de
surplus militaire des puces de Clignancourt. Quand je lui ai dit que
c'était pour faire le tour du Monde, il en a presque eu la larme à
l'oeil, m'a conseillé de visiter le Dakota du Sud si j'allais aux USA,
et m'a rabattu 5 euros sur le prix de vente avant de me serrer la main
comme un pote de longue date (avec ce genre de poignée de main qui
ressemble à un bras de fer; j'ai toujours trouvé bizarre cette manière
de serrer la main, mais ça fait indéniablement très "mec").

Après ces derniers préparatifs, il n'y aura plus qu'à P A R T I R. À
21h56, à la gare d'Austerlitz, par le train de nuit en partance pour
Port-Bou (direction Barcelone). Mon impression correspond à un mélange
d'exaltation et d'inquiétude. Comme à chaque fois que le rêve devient
tangible.

Souhaitez moi bonne chance...
      -*- Sacha -*-

P.S.: pour la communication, l'email sera mon canal principal. Mon
numero de mobile suisse restera finalement valable, mais il ne sera
allumé que par intermittence et il n'y aura pas des ondes partout. Ça
peut néanmoins servir pour laisser des SMS et des messages d'urgence
sur la boite vocale. Pour le courrier postal, envoyez le à Paris et
mon frère/ma soeur feront le relais.

--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion and nonsense
behind and performing our one and noble function of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --

Date: Thu, 21 Feb 2002 19:08:20 +0100
Subject: [Chronique - 1] Figueres


Salut a tous;

Merci a tous ceux qui m´ont envoye un petit mot.

Figueres - 42o16´N 2o57´E 45m - 13degC, vent fort, ciel degage

Le soleil vient de se coucher sur le Castel San Ferran. Je suis
arrive ce matin sans encombre en train depuis Paris via Port Bou.
Il fait ici un vent a faire tomber les oeufs du toit du Musee Dali:
un vent tres froid, de surcroit, qui a transforme un agreable 20oC
en un glacial 13oC au coucher du soleil.

Le musee Dali vaut son pesant de surrealisme: ses dedales abritent des
oeuvres qui oscillent entre intelligence et supercherie, avec d´un cote
d´admirables jeux de temps et d´espace, et de l´autre de pales
inspiration de Picasso, Miro ou meme d´impressionnistes. Il abrite
egalement une exposition de bijoux (concus par Dali) hallucinante:
le but de l´artiste, eclipser la valeur marchande des pierres precieuses
au profit de la magnificence des oeuvres, est parfaitement atteint.

Demain, petite excursion prevue a Cadaques (un village de pecheurs
parait-il tres charmant), puis apres-demain en route pour Barcelone.

Meilleures salutations a tous;
    -*- Sacha -*-


Date: Mon, 25 Feb 2002 14:31:22 +0100
Subject: [Chronique - 2] Cadaques, Barcelona


Ven. 22/02/2002
Cadaques - 42o17´N 03o16´E 40m - 19oC, Vent du nord, ciel degage

Aujourd´hui, excursion a Cadaques, au bord de la mer. Le bus emprunte
une route tortueuse a travers les montagnes, le genre de route qui
empeche trop de touristes d´investir les coins tranquilles.
A la sortie du bus, les voyageurs sont accueillis par une replique
de la statue de la Liberte levant non pas un, mais deux flambeaux
vers le ciel ! C´est original.

Le village, hors saison, est extremement tranquille: seuls quelques
touristes deambulent sur le port en ce debut d´apres-midi, et tout le
reste semble dormir, aussi bien les gens que le troupeau de maisons
gardees par la grosse eglise du XIIeme siecle. Meme les pins du bord de
mer poussent couches. A moins que ce ne soit a cause de la Tramontane
(vent du nord) qui souffle ici en permanence...

Tous les musees sont fermes. Apres avoir parcouru le vieux village, je
reste un long moment installe au bord de la mer, sous un pin, a regarder
scintiller l´eau et a humer le vent (odeurs de pin et de sauge, en
plein mois de fevrier). Etais-ce Baudelaire ou Rimbaud qui ecrivait,
dans l´un de ses poemes: "Et la paix infinie nous montera dans l´ame" ?

Je me demande quoi faire en attendant le bus de retour. Lire le
journal ? Oh, et puis non: quelque part, on s´entretue, mais ce n´est
pas ici.

17:00 : bus de retour pour Figueres, puis correspondance a la gare
ferroviaire pour le train vers Barcelone, ou je suis attendu (en
principe) par mes amis Pere et Susagna. (Je les avais rencontres
lors de leur stage de fin d´etudes a l´IDIAP).


Barcelona - 41o22´N 02o08´E 40m - 19oC, beau temps

20:15 Arrivee a Barcelone. L´ambiance promise par les tours de la Placa
Paisos Catalans, qui correspondent au parc industriel bordant la gare,
fait contraste avec la tranquillite de Cadaques.

Pere sera chez ses parents ce soir, mais son frere me laisse les clefs
de leur appartement d´etudiants. Je dors dans le salon, au milieu
des restes de serpentins et de guirlandes de la derniere fete
qu´ils ont organisee ici.

Samedi 23/02/2002
9:00 J´ai rendez-vous avec Pere en fin d´apres-midi (Susagna a la
grippe). Ca me laisse le temps de pecher quelques informations,
puis de deambuler dans la partie ouest de la ville.

Dans des contrees ou il est essentiellement largue, l´information
devient une denree vitale pour le voyageur, bien plus que les biens
materiels. Quand part le prochain train ? D´ou part le prochain bateau ?
Quelle sera la suite de mon voyage ?

11:54
Le parc Olympique presente une architecture pharaonique pour une
esplanade maintenant desertee. La disproportion entre l´immensite du
lieu et les quelques visiteurs qui s´y promenent accentue une impression de
grandeur et d´inutilite, d´ephemere. Le Palau StJordi, l´un des stades,
est sponsorise, evidemment, par Coca-Cola, mais aujourd´hui il n´y a
personne pour regarder les banderoles publicitaires. Les hordes
d´athletes internationaux ont laisse la place a une poignee de joggers
catalans.

Montee au Castell Montjuich: une citadelle imprenable avec une vue
egalement imprenable, d´un cote sur la mer et le port, de l´autre
sur la grande ville. Le soleil tape fort. Depuis la citadelle,
je prends le telepherique pour rejoindre la plage.

Les barcelonais sont privilegies: ils ont leur plage en plein milieu
de la ville. Ambiance de promenade sympathique.

Je zone sur le port de plaisance, dans le but de determiner s´il est
possible de faire du bateau-stop le long de la cote. Mais les pontons
sont fermes avec un systeme de carte magnetique: impossible d´aller
discuter avec les plaisanciers. Tant pis, je prendrai le train jusqu´a
Malaga.

17:00
Je retrouve Pere et sa copine Sonia. Ballade en ville puis diner dans un
restaurant de cuisine typiquement catalane. Au menu, "calcots" braises
(un legume qui ne pousse qu´en catalogne) et charcuteries diverses, dont
le fameux jambon iberique (appellation controlee, rien a voir avec tous les
jambons fumes que vous avez pu gouter ailleurs; le secret en est que les
porcs utilises sont nourris exclusivement de glands). Soiree bistrot,
puis dodo. Nous planifions une visite du monastere de Monserrat pour le
lendemain.


Dimanche 24/02/2002
Montserrat - 41o35´N 01o50´E ?m - Encore du soleil, encore du vent

Wow. Impressionnant. On se croirait dans "Le Nom de la Rose". Le
monastere est construit sur une montagne bizarre qu´on dirait coulee
avec du sable mouille. Ses formes etranges titillent l´imagination:
on peu y voir des visages ou des animaux. Sonia y a meme vu des peres-noels.
C´est peut etre la le secret des apparitions miraculeuses qui ont eu
lieu ici. Nous prenons le funiculaire depuis le monastere jusqu´au
sommet: jolie vue sur la campagne catalane. Apres la descente, nous
visitons une presentation audio-visuelle qui nous plonge dans l´ambiance
spirituelle des moines de la communaute: chants religieux, vie rythmee
par le travail et la meditation, evenements historiques (les moines ont
abrites les catalans opprimes pendant la guerre civile). Les images de
leur bibliotheque de 300 000 ouvrages completent l´aspect "Nom de la
Rose".

Le soir, Pere et Sonia ont un diner en famille. Leur ami Jouel m´emmene
dans une zone sympa, ou il a rendez-vous avec une copine pour aller au
cine. Je dine dans un resto mexicain, puis retour a l´appart pour une
bonne nuit de sommeil.

Lundi 25/02/2002

Je rejoins Pere a l´Universite de Catalogne pour pouvoir utiliser
l´internet. J´y ai trouve les horaires de tous les bateaux reliant
l´Espagne au Maroc. A priori, je vais descendre mercredi a Malaga
puis traverser plus tard vers Melilla, l´une des enclaves espagnoles
de la cote marocaine. Cet apres-midi, visite probable du circuit
culturel reliant les edifices construits par l´architecte Gaudi.


Salutations a tous;
    -*- Sacha -*-


Date: Fri, 1 Mar 2002 14:18:58 +0100
Subject: [Chronique - 3] Barcelona, Malaga


Salut a tous, et merci a ceux qui m´ont envoye des infos
touristiques !


Barcelona - 41o22´N 02o08´E 40m - 17oC, beau temps
Lundi 25/2/2002

Apres-midi: or donc, apres ma matinee d´internet, je me fais un
apres-midi dedie a Gaudi.
Visite du parc Guell et de la Casa Gaudi: j´aime bien
les lignes fluides et vegetales de l´Art Nouveau, pas aggressives pour
l´oeil ni pour l´humain en general. Neanmoins, j´aime mieux la legerete
d´Hector Guimart, le representant francais de ce mouvement artistique
(celui qui a cree les bouches de metro parisiennes) que la lourdeur
un peu pompier du pere Gaudi.
Casa "la Pedrera": cette enorme maison abrite un musee
expliquant la demarche de Gaudi. Si je ne suis pas convaincu par le cote
esthetique de son architecture, je suis en revanche seduit par son cote
technique: idees ingenieuses pour calculer la repartition des poids a
l´aide de plombs et de bouts de ficelle, construction des batiments en
fonction de l´acheminement de la lumiere naturelle vers les espaces
habitables, systemes porteurs internes aux batiments pour permettre plus
de liberte dans la conception de la facade etc.

A la fin de la journee, diner de Tapas basques avec Pere dans le vieux
quartier (le " bari gotic"), et l´on se raconte quelques blagues en
sirotant un "rioja" rouge.


Mardi 26/2/2002 - 20oC, beau temps

Pour remercier Pere et ses 2 co-locataires de leur hospitalite, je leur
propose de cuisiner un repas francais pour le soir. La matinee est donc
dediee a faire des courses pour un boeuf bourguignon pour 8 personnes
(les nouvelles vont vite). J´en profite pour passer a la gare prendre
mon billet pour Malaga. Je prends un ticket numerote, qui m´indique
gentiment que je devrai attendre 1 heure et 5 minutes pour mon tour au
guichet (ticket 233, et on en est au 172 !). Heureusement, je n´ai pas
encore fait les courses, et l´hypermarche proche de la gare me permet
d´utiliser le temps d´attente pour quelque chose de constructif.

Apres-midi: visite de la fondation Joan Miro, exposant de nombreuses
oeuvres de l´artiste. Les explications de l´audioguide me permettent de
me familiariser avec son style, qui me laisse en fin de compte sur une
impression tres bizarre de grande violence visuelle.

Je me fais la reflection que je depense enormement d´euros en visites
de musees et de monument divers. En depenserai-je autant en Afrique pour
l´aspect culturel de mon voyage ? Avec mon orgueil d´Europeen, je me dis
que ca ne sera probablement pas le cas. Mais finalement, qui a raison,
entre ceux qui materialisent l´esthetique, qui l´enferment dans des
musees, et qui, somme toutes, en font un fond de commerce, et ceux qui
la laissent simplement emerger du quotidien ? Il me faudra reviser cette
reflection apres avoir reellement eu une chance de cerner le sens
esthetique propre aux diverses peuplades africaines.

Le soir: adieux chaleureux a Pere, qui sera absent quand je prendrai le
train du lendemain soir.


Mercredi 27/2/2002 - 22oC, beau temps

Musee maritime: le recit des aventures de Christophe Colomb et de
Fernand Magellan titille mon imagination et avive la flamme de mon
voyage. Je me prends un moment pour l´un de ces navigateurs au long
cours partant en quete de terres nouvelles. Les voyageurs de ce type ont
existe a toutes les epoques, comme en attestent des reproductions de
cartes maritimes datant du moyen age. Le musee presente egalement
l´evolution des types de techniques constructions navales, des types
d´embarcations, des techniques de navigation, des corps de metiers
lies a la mer... J´y passe plus de 3 heures !

14:00 Dejeuner d´un plat local bien gras de "fideu marinara" (genre
de vermicelles sautes aux fruits de mer), assaisonne par le cuistot
d´une genereuse cuilleree d´aioli. Voila qui promet un bon "garlic
hangover" (une "geule de bois a l´ail"), similaire a celui du lendemain
du repas catalan typique. L´expression me vient d´un collegue anglais de
l´IDIAP, qui definissait l´impression des lendemains de fondue comme un
"cheese hangover" (gueule de bois au fromage). Ca s´applique assez bien
dans le cas de l´assaisonnement a l´ail.

Musee du chocolat: amusant, sans plus. Me donne quand meme envie de me
payer une plaque de Noir 70% dans une epicerie du coin. J´espere qu´elle
supportera la chaleur du sud de l´Espagne.

Musee erotique de Barcelone: plus subtil que celui de Paris, avec des
sections plus diverses, plus etoffees et mieux organisees, mais toujours
l´ambiance un peu cheap et vulgaire des musees de ce type. Dans un coin,
quelques photos de tatouages par Filip Leu, un grand tatoueur lausannois
dont j´ai bien connu l´un des disciples.

20:00 : rendez-vous a la gare avec Susagna, qui s´est remise de sa
grippe et m´accompagne au train. Depart pour Malaga a 21:00.


Jeudi 28/2/2002
Malaga - 36o43´N 04o26´W 33m - 22oC, grand soleil

Deja 1438km (a vol d´oiseau) depuis Paris !

Je m´installe a l´auberge de jeunesse et decouvre que le 28 fevrier est
ferie, et que les jours suivants sont des ponts. La ville est deserte et
tout est ferme: ca promet. Je pars me promener en direction du port pour
pecher des informations supplementaires pour mon depart vers Melilla,
sur la cote marocaine. Il est 15h et le comptoir ouvre a 17h. J´essaye
d´acceder au port de plaisance, mais aujourd´hui se tient une regate et
l´acces en est srictement reglemente. Je n´ai pas suffisamment d´inspiration
pour inventer un pipeau quelconque et tenter de forcer l´entree.
Je m´apercois que j´ai encore du mal a me laisser aller a la simple magie
du voyage et a vivre les choses comme elles viennent en restant detendu.
Plusieurs choses me preoccupent: la vitesse a laquelle je depense en Espagne,
l´organisation de mon depart vers le Maroc, etc. Je me dirige vers la plage
et m´y repose un instant. En fait, toute la ville est ici, vautree au soleil
ou se balladant tranquillement le long de la mer. C´est le declic: j´enleve
mes pompes et mon T-shirt, et prends deux fermes resolutions:
1) m´acheter une paire de lunettes de soleil;
2) glander un maximum sur la plage en attendant le jour
de depart du bateau pour Malaga.

Ballade en ville, pour situer un peu les choses: la temperature atteint
25oC, et les fleurs d´oranger parfument les rues. Je fredonne "nuit dans
les jardins d´Espagne" en parcourant le parc de l´hotel de ville.

Le soir venu: toute la jeunesse de Malaga se donne rendez-vous sur la
"plaza de la Merced", et chacun amene des bouteilles. Vers 23 heures, ca
devient tres vite un enorme bistrot en plein air, et les rues alentours
se transforment en pissoirs geants. La foule a moitie ivre se disperse
vers 3 heures du matin, pour se distribuer dans les diverses discotheques
des autres quartiers de la ville.


Vendredi 1/3/2002

Il pleut, hyper fort en plus !!! Mes resolutions de glandage a la plage
tombent, pour ainsi dire, a l´eau.

J´ai achete mon billet pour Melilla: je partirai lundi soir, par le
bateau de nuit de 23:00.

J´ai rejoint ensuite l´un des internet cafes qui bordent la plaza de
la Merced: elle est hyper propre, comme si la fiesta du soir precedent
n´avait jamais eu lieu !


La suite au prochan episode...
      -*- Sacha -*-



Date: Mon, 4 Mar 2002 18:04:20 +0100
Subject: [Chronique - 4] Adios Malaga !


Malaga - 36o43´N 4o26´W 33m - 16oC, grosse pluie orageuse

Ce soir, a 23:00, je prendrai le bateau pour changer de continent.
Mais, paradoxalement, je ne changerai pas encore de pays puisque
Melilla est une enclave espagnole cernee par le Maroc.
Je m´habitue petit a petit a l´idee d´etre perpetuellement
de passage et, dans cette perspective, la question de la persistence
du souvenir se pose a moi de maniere plus aigue. Par exemple:
apres mon depart de Malaga, quels seront les souvenirs, parmis
des milliers d´instantanes, qui me resteront des 5 jours vecus
ici ?


L´image de l´eglise du vieux quartier, entierement decoree d´oeillets
pour le 1er mars ? Avec aussi un truc que je n´avais encore jamais vu:
des batteries de cierges electriques, tu enfiles une piece dans la fente
et c´est une ampoule electrique qui s´allume et qui clignote devant les
saints pendant le temps reglementaire...

Ou bien le gout du demi-poulet/frites a l´huile d´olive englouti a la
"hamburgeria" du papy du quartier, en ecoutant de la musique
arabo-andalouse ?

Ou bien encore le moment passe au bar de la plage, samedi apres-midi,
seul jour de beau temps parmis les orages hivernaux ?

Peut-etre cet autre moment passe a ecouter les nouvelles de l´Afrique
diffusees par Radio France International et captees sur les ondes courtes,
alors que je m´ennuyais en fin d´apres-midi a l´auberge de jeunesse...
(Apparemment, ca chauffe au Zimbabwe. Damned, je ne pourrai peut etre
pas y trainer mes bottes.)

Le samedi soir sur la Plaza de la Merced, encore plus noire de monde que
le jeudi, et les ruelles du vieux quartier qui resteront noires de monde
jusqu´a AU MOINS 3 heures du mat´... (J´ai pas pousse plus loin...)

Le sadique de la reception de l´auberge de jeunesse, qui a passe son
dimanche matin a convoquer les locataires un par un sur la sono globale
du batiment... (A un moment, il a meme passe du rock´n roll a fond.
Probablement une basse vengeance sur ceux qui esperaient une grasse
matinee pour recuperer de leur samedi soir, vu que lui n´a pas pu sortir
pour cause de tour de garde.)

Les trottoirs pas fait pour la pluie, hyper-lisses pour reflechir le
soleil, mais qui deviennent une vraie patinoire des qu´ils sont mouilles...

Le petit verre de vin de Malaga, accompagne d´un "linguerito" au jambon
sec, le dimanche soir, a la "Bodega Plimpi", avec ses murs typiques en
faiences andalouses, ses tonneaux et meubles en bois et ses vieilles
affiches de corrida, un tout qui m´a bien rechauffe apres une enieme
journee de pluie...

Le juteux steak de porc iberique (celui qui est nourri exclusivement aux
purs glands espagnols), grille au feu de bois, que je me suis autorise
apres pas mal de repas frustes composes a meme le supermarche du coin...

La soiree au "Cafe con Libros", pres de la Plaza de la Merced, ou, avec
un couple franco-anglais rencontre a l´auberge, nous avons discute de
l´Europe jusqu´a minuit en buvant d´excellents "batidos" (sorte de
yoghurts battus au citron et aux fruits)...

La cathedrale de Malaga, ses plafonds sculptes, son volume
impressionnant et son site web artisanal...
( www3.planalfa.es/catedralmalaga )

La vue sur Malaga humide, depuis le Castillo Gibralfaro...

Ou bien, simplement, l´odeur obsedante, omnipresente malgre la pluie,
des orangers en fleurs ?


La suite au prochain numero !
      -*- Sacha -*-


Date: Sun, 10 Mar 2002 23:53:49 +0100
Subject: [Chronique 5] Sud, Sud, Sud: Melilla et le Maroc


Messieurs-dames, reussir a vous faire parvenir ce message
a necessite deux cyber-cafes, trois ordinateurs differents,
autant de claviers arabes completement deglingues, et des
manipulations logicielles absolument invraisemblables.
La moitie de ce que j'avais tape au debut a disparu suite
a une manip foireuse avec un logiciel de webmail (Olivier,
STP, pourrais-tu trouver quelque chose de plus "Afrique-proof"
qu'IMP ?), ce qui explique la longueur du present message
et le retard dans le recit. Je crois que bien qu'on trouve
des cyber-cafes meme dans les endroits les plus inattendus
du Maroc (je vous ecris actuellement depuis le "Club
d'Informatique Figuig-Net", Figuig etant une oasis isolee
de l'extreme Sud-Est marocain, voir ci-dessous), le debit
de mon recit va un peu ralentir a partir de maintenant.


Lundi 4/3/2002
Malaga - 36o43'N 4o26'W 33m - 15oC couvert

23:00
La pluie a cesse pour le depart du ferry de la compagnie
Trasmediterranea. Je stationne sur le pont arriere pour observer
les manoeuvres. Les amarres sont larguees, et  le "Ciudad de
Salamanca" amorce son deplacement pachydermique. Sortie de port
parfaite, petit virage a babord, et cap sur Melilla. Les tours
de la cathedrale se font de plus en plus petites, et le phare,
qu'on dirait aligne avec elles, commence a egrener son chapelet
de clairs et d'obscurs:

    ..*.*.**....*......*.*.**....*......*.*.**....*..  etc.

La cote s'eloigne progressivement, et on la dirait maintenant
soulignee d'une guirlande lumineuse scintillante.

Fatigue, je me dirige vers le ventre du bateau. Le siege m'enveloppe
comme une matrice, les lumieres s'eteignent, et le sommeil m'envahit.
Adios Malaga, au revoir l'Europe: je me prepare a renaitre au milieu
des mysteres de l'Afrique.


Mardi 5/3/2002
Melilla - 35o17'N 2o55'W 3m - 20oC, orages intermittents

7:00
Le contremaitre reveille un par un les passagers de la section
fauteuils. Je sors sur le pont pour observer l'approche de Melilla,
juste a temps pour m'apercevoir que le bateau penetre dans un gros
nuage d'orage. Argh, encore de la pluie.

13:40
Depuis les remparts de Melilla la Vieja (la vieille ville fortifiee),
je regarde le "Ciudad de Salamanca" reprendre la mer. Vous etes-vous
deja demande combien de temps met un ferry, par beau temps, pour
disparaitre a l'horizon ? La reponse est: assez longtemps,
a peu pres 1 heure et 20 minutes.

Petit portrait de Melilla:
L'Office du Tourisme met en avant la coexistence harmonieuse entre
espagnols et marocains. Pourtant, la tension entre les deux
communautes se ressent fortement dans l'attitude des gens.
Pas etonnant, quand on constate par exemple le contraste entre
les bazars delabres du quartier marocain (dans lequel je me suis
paume en cherchant le centre de vaccination pour mon rappel
de la rage), et les facades rococco des boutiques Nike et autres
marques de luxe du quartier espagnol. De meme, dans le bar a tapas
ou je me suis installe pour le repas du soir, ce sont les espagnols
qui consomment et les marocains qui passent vendre des chewing-gums
et des billets de loterie. La va-et-vient incessant de la police
confirme la nature poudriere de la ville.

Du coup, les soirees de Melilla ne correspondent ni a la
sophistication impudique des nuits espagnoles, ni au tintamarre
artisanal des soirees marocaines. Les poles contraires s'annulent,
et rien ne se passe.

Mercredi 6/3/2002
Bon, il y a quand meme peut-etre une petite lueur d'espoir, a l'image
de cette petite meme espagnole racontant la vie de sa fille a ce grand
jeune homme marocain, dans le petit cafe ou j'ai dejeune ce matin
d'un "chocolate con churros".

Or donc, nous y voila: aujourd'hui je pars pour le "vrai" Maroc.
Le bus numero 2 me depose vers la zone frontiere. Noye dans
une foule bigarree, chargee de ballots de tailles diverses,
je traverse d'une traite le grand portail, puis le controle
espagnol (ou personne ne controle rien pour la sortie), puis
le no man's land borde de murailles coiffees de tessons
de bouteilles au sommet.
    Au controle marocain, je remplis mon petit papier blanc.
Le douanier balafre me jette un coup d'oeil de douanier
(soupconneux, evidemment), puis tamponne mon passeport. Une dernier
controle de police ("Tu as fait tamponner ton passeport ?", puis:

  A'SALAAAAAAAAAAAAAAAM ALEIKUM !

Je suis au Maroc.

C'est la gadoue, c'est la foule, c'est des bruits divers, c'est
l'Afrique qui commence, mon ami-mon frere, "- Tu cherches un grand
taxi pour Nador ? C'est pas cher ! - Non, merci, c'est gentil,
shukran [merci], barak'Allah'fik [que la chace soit avec toi]",
mais ou sont donc ces fichus bus pour Nador, "12 dirhams ! Tu es
canadien ?", c'est le Maroc, mon ami, ce bus a moitie naze avec
ses sieges en plastique moule, rempli de mamas volumineuses portant
un fichu sur la tete, "Nador, Nador, terminus. Tu cherches le bus
pour Fes, Meknes ? C'est la bas, de l'autre cote." Et ainsi de
suite...

Je me pose a l'"Hotel de la Marche Verte".

Une bonne douche.

Ouf.


Puis un bon tajine, au "Restaurant Central", avec les doigts, comme
c'est l'usage. (Ca va, je n'ai pas trop perdu la main depuis
ce nouvel-an 2001 a Ouarzazate, meme pour les petits pois.)


Jeudi 7/3/2002
Nador - 35o10'N 2o55'W 2m - 22oC Soleil !

De bon matin, je me prepare a plonger directement vers
le Sud, direction Figuig, une oasis assez isolee a 500km de Nador,
vers la frontiere algerienne. Je n'ai pas vraiment l'envie de
m'attarder au Nord-Est: sans vehicule personnel, visiter
les montagnes de Beni-Snassen serait trop complique. Par ailleurs,
l'appel du Sahara resonne fortement dans mon esprit, et je ne vois
pas de raison d'y resister plus longtemps.

Le superbe bus vert qui doit m'y emmener ne fait pas partie de
la flotte des machines invraisemblables de la compagnie "Titanic"
[sic]. C'est plutot bon signe. Je discute avec le chauffeur, qui a
travaille pendant 10 ans a Paris (il a habite rue Oberkampf). Son
vaisseau n'a que 4 ans d'age, "Une bonne machine !" A 9h15 precises,
ladite machine s'ebranle, pour se lancer le long des routes du sud
marocain.

Apres Oujda, les montagnes verdoyantes laissent la place a d'immenses
etendues desertiques. La notion de ligne d'horizon prend ici tout
son sens rectiligne et uniforme. Ca me rappelle un peu les grandes
traversees en mer. Les nuages voguant ca et la se mettent alors a
evoquer d'immenses meduses aux tentacules de pluie.

Parfois, le bus s'arrete.

Ce peut etre dans un village, ou son arrivee declenche un tumulte
de bagages, de salutations et de vendeurs ambulants, et ou son depart
suscite des adieux a la fois intenses et pudiques.

Ce peut etre pour un barrage de police, ou les officiers, qui n'ont
rien d'autre a faire que leur travail, enregistrent scrupuleusement
le numero de mon passeport, mes donnees d'etat civil, ma provenance
et ma destination (au bout du 4eme barrage, les autres passagers
commencent a regarder bizarrement cet europeen suspect).

Ce peut etre egalement pour debarquer un nomade, au milieu de
nulle part.


A l'arret de Tendrara, Ahmed Kaddouri prend place a cote de moi.
Timide, il commence par me demander mon adresse et me donne la sienne.
Il a 35 ans, il n'a pas de travail, il a suivi des etudes
universitaires islamiques, il a 14 freres et soeurs, il sent
le mouton frit et il se rend a Bouarfa (il n'a pas d'argent mais un
pote lui a paye le billet pour qu'il aille voir sa soeur).
En cherchant ses mots et en se desolant de ne pas les trouver, mais
avec beaucoup d'emotion, pendant les 70 kilometres qui nous separent
de sa destination, il s'applique a me convertir a l'Islam.
Parce qu'Allah est bon et qu'il faut le prier pour avoir une vie
meilleure dans le present et dans le futur, Monsieur Sacha, oui-oui !
Merci, Monsieur Ahmed, merci beaucoup.
J'espere qu'Allah, demain, vous donnera une vie meilleure
qu'aujourd'hui.


Apres Bouarfa, c'est plus tranquille. C'est Bouziane Hammouche qui
m'entretient de choses et d'autres. Il etait dessinateur industriel,
et est maintenant peintre en batiment ou macon, selon ce qui se
presente. Il habite a Figuig, et son frere a Nogent sur
Marne.
Je lui pose quelques questions sur la region. Il
m'explique que celui qui sait dechiffrer le paysage peut y voir
ici une tente berbere (tiens, oui), ici un puit (sous la forme
d'un genre de borne en beton), et meme la une ecole (un batiment
cubique totalement isole). Les nomades vivent comme dans un village
dont chaque rue ferait a peu pres 60 kilometres de large. Leur
probleme n'est pas tant l'eau ou l'education que de trouver
de l'herbe pour le betail. Mais en ce moment, ca va, parce qu'il a
pas mal plu ces dernieres semaines.

Nous arrivons a Figuig vers 19h, a la tombee de la nuit. Sidi Bouziane
[Monsieur Bouziane] m'offre de manger le couscous et de dormir chez
lui. J'aurai bien le temps de chercher un hotel demain. "Ca ne coute
rien, ma femme a certainement deja prepare le repas. Et les lits,
de toute facon ils sont la !"
    Or donc, apres avoir partage le pain, le beurre
et le cafe, puis fait une petite ballade en ville, nous voila assis
en rond, avec sa femme, sa petite fille Meriem de 2 ans (une sacree
capricieuse) et son fils Ibrahim de 10 ans, autour d'une assiette de
couscous fumant. Le fils aine de 12 ans dine ce soir chez la belle
soeur de Bouziane, car elle n'a pas d'enfants. Armes chacun d'une
cuiller a soupe, nous tapons dans le plat commun. "Mangez, mangez.
Mais si, prenez-en encore. Il en reste plein, on peut meme en refaire.
On ne va quand meme donner ca au chat !"
Apres le repas, Sidi Bouziane m'emmene faire une visite
nocturne de la ville. Tout est desert et paisible, et
l'eclairage publique donne une teinte irreelle aux murs en terre des
passages couverts des quartiers anciens.

Mes sentiments sont partages. Je suis a la fois sur mes gardes et
profondement conscient que cette sympathique famille patronnee par
ce gentil monsieur de 48 ans, avec ses grosses lunettes, ne peut
logiquement representer aucune menace serieuse. Je suis a la fois
touche par leur prevenance et incapable d'imaginer comment
les remercier sans commettre un impair; en meme temps completement
ouvert a la conversation et totalement a court de repartie
pertinente. En bref, j'y suis, et en plein: au milieu d'un enorme
choc culturel. J'essaye donc de rester aussi neutre et poli que
possible, ce qui est assez frustrant en face de tant de gentillesse
naturelle.

Vendredi 8/3/2002
Figuig - 32o06'N 1o13'W 921m - 15oC la nuit, 26oC le jour; grand
soleil

Sidi Bouziane se leve a 3h45 du matin. La premiere priere
de la journee, celle juste avant le lever du soleil, est
la meilleure, la plus honorable pour un musulman. Et le vendredi
est un jour sans travail, l'equivalent de notre dimanche catholique.
Bien au chaud sous une pile de couvertures installees par Bouziane
sur la deuxieme banquette de la piece ou il dort (sa femme et ses
enfants dorment dans la piece d'a cote), je continue
a somnoler jusqu'a 9h, reveille de temps en temps par le couple
de colombes en cage qui sejourne dans la cour. La chat, farouche
le reste du temps, est venu chercher un peu de chaleur en
s'endormant sur mes pieds. Bouziane reapparait vers 9h30, et apres
un petit dejeuner compose de cafe nouss-nouss [moitie-moitie,
cafe au lait], de the et de pain fait maison, il m'emmene visiter
la palmeraie.
    Les palmiers sont irrigues par un systeme a la fois simple
dans son principe et complexe dans sa realisation. Il s'agit
d'un reseau de canaux et de reservoirs communicants, les fameux
puits artesiens. En plus des dattes, les habitants font pousser
du ble, des feves, des tomates, des carottes et quelques fruits.
Selon la taille des parcelles et la motivation des proprietaires,
la production permet soit la vente, soit la simple consommation
personnelle. Comme me l'explique un cousin de Bouziane, allonge
sous un palmier en compagnie d'un ami, en face de l'un de ses
champs de ble miniature:
                    "Ici, on cultive pour manger. On a la vie
tranquille, pas toujours celle qu'on veut, mais quand meme, on ne
se plaint pas, on ne manque de rien. On travaille quand on veut:
aujourd'hui, je peux ne travailler que 2 heures si je veux,
ou bien rester sous ce palmier. Personne ne meurt de faim ici.
De quoi pourrait-on avoir besoin, a part suffisamment de quoi
manger ? De partir en vacances ? Pour aller ou ? Ca c'est encore
un truc invente pour faire du commerce: essaye de partir
en vacances si tu n'as pas mange. C'est comme la publicite:
il y a des gens qui arrivent a te faire croire n'importe quoi.
Il parait qu'en Suisse, il y a un gars qui vend des terrains
sur la lune. Ils te donnent envie mais ils te laissent pas
le temps de reflechir. Ici, on a le temps."
   
A travers ses paroles perce tout le poids de la sagesse africaine,
respectueuse des choses essentielles. Mais a travers la compagnie
un peu forcee de Bouziane perce aussi l'ennui qui plombe cette
petite ville, ou il n'y a pas vraiment de travail et pas vraiment
de loisirs: en resume, pas vraiment de quoi s'occuper.

D'ailleurs, plus tard, Bouziane me demandera un service, un seul:
contacter le directeur de l'ecole de Nogent sur Marne ou il a fait
ses etudes de dessin technique dans les annees 70, afin que celui-ci
lui ecrive une convocation officielle qui pourrait lui permettre
d'obtenir un visa pour la France.

Afrique pile, Afrique face: finalement, le secret du bonheur
transcende les cultures.


Dimanche 10/3/2002
Les jours suivants a Figuig on ete faits de nouvelles ballades
dans la Palmeraie, de deambulations dans le dedale des rues
couvertes des ksours (quartiers fortifies), de decouvertes
de sources cachees, et de milliers de "Salam'Aleikum",
"La Bes ?" (ca va ?), "Kulshi Biher ?" (tout va bien ?)
et autres "Barak'Allah'fik" accompagnes parfois de the
a la menthe. La vraie richesse des gens d'ici est leur
hospitalite. Mais les europeens sont toujours trop presses:
juste au moment ou les gens commencaient a s'habituer a moi
et moi a eux, j'ai pris mon ticket de bus pour Er Rachidia.
Le bus partira demain de bon matin, a 5 heures. Destination
finale envisagee: Merzouga et ses dunes sahariennes,
pour experimenter un autre type de paysage.


La suite au prochain numero...

                                          -*- Sacha -*-


Date: Mon, 25 Mar 2002 18:47:25 +0100
Subject: [Chronique - 6] Le desert en babouches, les berberes et le souk de Rissani



Jeudi 21/3/2002
Rissani - 31o16'56"N 4o15'55"W 785m - ciel bleu, entre 26oC et 32oC

10:00
Je suis assis a l'ombre sur la terrasse du toit de
l'hotel Panorama, une gargotte de base, a Rissani.
La hauteur m'eloigne du tumulte de la place du marche,
situee juste en contrebas. Sur cette terrasse, aucun
arabe pour me tenir le crachoir sur rien de special,
juste pour craner en s'asseyant a cote d'un europeen
(je les aime bien, mais a la longue ils sont un peu
fatiguants). Dans ce calme relatif, ou l'on entend encore
pas mal les camions, les mobylettes et les cris divers,
je vais tenter de me rememorer et de vous decrire ce que
j'ai vecu ces 8 derniers jours. Pour resumer, j'ai
marche 4 jours en babouches dans le desert et j'ai vecu
les 4 jours suivants au sein d'une famille berbere.

Tout a commence le mardi 12/3/2002 a Rissani, ou
le chauffeur du bus en provenance d'Er-Rachidia m'a
presente a Aissa Ait-Rhanimi, un organisateur d'excursions
dans le Sahara. Le gars porte le cheche des berberes, il a
le regard franc bien qu'un peu vide, et il a l'air de
bien connaitre le desert. Nous negocions une traversee
saharienne entre Merzouga et Zagora pour 4000 dirhams,
a priori un bon prix pour 5 jours de traversee avec
3 dromadaires et nourriture comprise (ca me parait
effectivement raisonnable au regard du systeme de valeur
europeen).

Puis il m'emmene a l'hotel Lhamada, une maison isolee
au pied des dunes de l'Erg Chebbi (les plus hautes
dunes du Maroc). Il me fait visiter le village de Merzouga,
qui se trouve 10km plus a l'Ouest, et nous sympathisons
en discutant de choses et d'autres. Le soir, il me
demande de lui regler le montant du trek pour pouvoir
tout regler pour le lendemain.

Mon esprit est trouble par beaucoup d'images et de
sentiments contradictoires, entre ce reve d'aborder
le Sahara que je vais enfin realiser, et l'angoisse
de me plonger dans un milieu qui m'est totalement
inconnu. Du coup, j'en oublie les precautions
elementaires du voyageur, dont la premiere est
de ne jamais payer d'avance.

Le lendemain (mercredi 13/3/2002), un jeune berbere
debarque avec un dromadaire. Aissa se depeche de
m'installer sur la bete et m'assure que tout va bien
se passer avec son ami Hassan, qui est comme son frere,
qui parle tres bien le francais et qui connait la piste
comme sa poche. D'autres dromadaires et les vivres
nous attendent en principe a Merzouga.

Un vent de sable se leve (le Saheli), mais nous partons
tout de meme. La selle du dromadaire me taraude
le posterieur; je ne tiendrai pas 5 jours la dessus.
La poussiere de sable passe a travers mon cheche,
me remplit les yeux et les narines: ca commence bien.
Hassan, taciturne, marche en silence a cote du dromadaire.

A Merzouga, on fait une pause chez le chamelier. On
dejeune d'un tajine frugal, et Hassan et le chamelier
partent faire les courses pendant que je fais une sieste
(j'ai assez mal dormi la nuit precedente). Vers 16h,
le vent se calme et nous repartons. Toujours avec un seul
dromadaire.

Cette fois, je prefere marche a cote de la bete, chargee
de mon sac a dos et de quelques ballots. J'essaye de
parler avec Hassan, toujours aussi peu loquace: "- Il n'y
a pas de dromadaire pour toi ? - Non."

Vers 19h, a la tombee de la nuit, nous arrivons au pied
des montagnes, chez un berger qu'Hassan connait. Nous
nous installons dans une cahute en terre qui jouxte
sa maison, et le berger nous offre un peu de tajine
aux legumes, tres epice, coiffe d'un maigre morceau
de chevre bouillie. Hassan et le berger discutent,
s'echangent des photos. Je leur montre les quelques
photos de famille que j'ai avec moi. Puis le berger
nous quitte, et nous entamons une bonne nuit de sommeil
sur un sol certes un peu dur, mais a l'abri du vent.

Le lendemain matin, petit vent d'Est (le Chergui):
la journee sera ensoleillee et chaude, sans vent
de sable. Nous reprenons la route en direction de
l'Ouest. Nous marchons comme des forcenes, accompagnes
par ce vieux dromadaire qui ne veut pas avancer.
Portrait de cette journee de marche dans les pierres
et la chaleur:

      je
                          ne

  boirai

              plus

jamais
                  un

                              verre

                  d'EAU

    avec

                          indifference.


Le soir:
apres 9 heures de marche soutenue dans des temperatures
oscillant entre 25 et 35oC, nous nous arretons pour
camper a la belle etoile. Lors de la pause de midi, vers
la tente deserte d'un nomade, j'ai decouvert que nos
vivres se resumaient a 1kg de patates, 1kg de tomates,
une botte d'oignons, 1kg d'oranges, un peu de the,
15 litres d'eau, du pain et quelques condiments pour
cuisiner. Je discute avec Hassan, qui a fini par se derider:
le chamelier a, d'apres ce qu'il dit, touche 1000 dirhams
de la part d'Aissa, et a promis 500 dirhams a Hassan pour
10 jours de trek maximum. Tout ce qu'on fera en plus
ne sera pas paye, et c'est pour ca qu'on marche vite:
il faut bien plus que 5 jours pour rallier Zagora,
peut-etre meme plus que 10 jours.

Hassan est un berbere. Il a accepte de faire le guide
car d'une part il n'a pas de travail, d'autre part son
village natal est sur le chemin et il pourra revoir sa
fiancee apres plusieurs mois d'absence (c'est aussi un peu
pour ca qu'on marche vite). Tout ce qu'Hassan connait
d'Aissa, c'est que celui-ci n'a jamais mis les pieds
dans le desert. Tout ce qu'Aissa lui a dit de moi, c'est
qu'il ne fallait pas trop me parler car j'avais mauvais
caractere.

Aissa est donc en fait l'un de ces fameux "faux guides"
qui pourrissent le tourisme marocain. Hassan aurait fait
le trek pour 1000 dirhams grand maximum. Je me suis
fait entuber, dans les grandes largeurs.

Bon. Il y a un dicton berbere qui dit:

    "Aoudienne diedarn' sigu'ig'na i'ssn."
      Aucun champion n'est tombe du ciel.

Ce voyage, je le fais precisement pour retrouver
la lucidite et le sens des valeurs que mon existence
facile d'etudiant europeen m'ont certainement
enleves. Pour ne pas oublier la lecon qu'Aissa m'a donnee
sans peut-etre le savoir, je decide de continuer.

Ce qui pose un premier probleme pratique: mes godasses
de l'armee me font des ampoules aux talons et aux pouces
des pieds. Europeen toujours, j'epuise mon stock de
pansements Compeed(TM) special ampoules, mais ca bouge
et ce n'est pas tres efficace. Hassan, qui marche en
baskets depuis le debut, examine au matin la semelle des
chaussons de kung-fu que j'utilise comme pantoufles:
"Tu sais, tu peux marcher avec ca, dessous c'est
comme les pieds du dromadaire." Bon. On est en Afrique.
Pourquoi pas. Je troque donc mes lourds brodequins contre
ces especes d'espadrilles a semelles de plastique.

Les 5 premieres heures de marche, ca va mieux. Mais a
la fin de la journee, j'aurai de nouvelles ampoules a
la jonction entre la plante des pieds et les orteils.

Le midi, nous nous arretons a la source de Ramlia pour
remplir nos bidons d'eau. Les 4x4 touristiques filent
a toute allure a travers le village, sans s'arreter.
Le soir, nouvelle nuit a la belle etoile. Demain,
si nous marchons bien, nous atteindrons la region
de Tafraouite, et d'Er F'nerir, le village natal d'Hassan.


Samedi 16/3/2002
Quelque part en plein desert - 35oC a l'ombre (Quelle ombre ?)

J'ai hyper mal aux pieds, il fait beaucoup trop chaud
et ce cretin de dromadaire ne veut toujours pas avancer.
Mais la perspective de rejoindre une maison hospitaliere
dans la soiree me permet d'avancer dans ces immenses
vallees sauvages, arides et lunaires, dans ce decor
majestueux variant avec la nature du sol (divers types
de cailloux, de dunes etc.). Apres un dernier effort
pour traverser un col, dans le vent de sable qui s'est
de nouveau leve, nous atteignons enfin Tafraouite
et Er-Fnerir, ce petit village berbere avec ses maisons
en terre et son jardin de ble, de kamoun (cumin),
de feves et de palmiers. Hassan, dont j'ai gagne l'estime
a force de marche opiniatre, m'invite a sejourner au
sein de sa famille.

--------------------------
Les Berberes de Tafraouite
--------------------------
Europeen, tu as souvent entendu parler de ces paysans
du sud du Maghreb: les fameux berberes, qui vivent
dans les montagnes de l'Atlas et en bordure du Sahara.
Ils te font rever. Car en effet, ces gens vivent libres
et en parfaite harmonie avec la nature. Ils se
nourrissent de ce qu'ils font pousser, et leur travail
quotidien se resume a arroser les plantes en attendant
qu'elles poussent. Ils sont fiers, solides et se contentent
de peu. Ils vivent dans des maisons en terre qu'ils
construisent eux-meme, en commun. Leur maison est,
en quelque sorte, elle aussi vivante: si personne ne
l'habite ni n'en bouche de temps en temps les trous,
elle se dissoudra dans le vent et les rares pluies
de la region. L'autarcie de cette peuplade est presque
complete: l'eau vient des puits du village, l'electricite
du groupe electrogene communal. Les apports de l'exterieur
se resument a quelques biens manufactures et aux images
de la television par satellite.
    Or donc, Europeen, tu reves de cette existence simple
et paisible, qui participe de l'essentiel. Mais es-tu
reellement pret a payer ce qu'elle coute ? Es-tu pret,
par exemple, a manger le meme ragout de legumes aux
carottes, feves et patates, avec le pain complet fait
maison de A a Z, tout les jours qu'Allah te donne ?
Es-tu pret, pour prendre une "douche", a puiser a bras
d'homme l'eau du puit eloigne de 200 metres, a la faire
chauffer au butagaz et a t'isoler dans une piece etroite
au sol de terre battue, avec un simple seau en zinc pour
tout equipement de plomberie ? (Et je ne parle pas de l'etat
des chiottes...) Es-tu vraiment pret a glander 365 jours
par an, mais quand je dis glander, je veux dire sans tele
(le groupe electrogene ne fonctionne qu'a partir du
coucher du soleil et jusqu'a 22h), sans bistrot,
sans bouquins et sans meme un stylo pour jouer au morpion ?
Et, pire encore, es-tu pret a voir mere nature prendre
devant tes yeux son tribut d'enfants morts ou estropies
dans des accidents stupides, etant donne que le dispensaire
le plus proche est a une heure de marche du village ?
Reflechis bien, mon pote, et on en parlera a mon retour.

Apres 4 jours d'hospitalite, a observer leurs traditions
et a tenir la chandelle pendant qu'Hassan rendait visite
a sa fiancee (dans ces societes tres conservatrices,
il aut le pretexte d'une promenade entre amis pour
qu'hommes et femmes puissent se rencontrer), j'ai pris
la camionnette de retour pour Rissani (une vieille
Mercedes chargee de 12 personnes, un veau et 2 moutons).
Je n'irai pas a pieds jusqu'a Zagora: j'ai vu 120km de
desert et une dose suffisante de vie essentielle et dure.
Une fois encore, la question de la persistence de la memoire
se pose: j'espere que la remise de pendules a l'heure
que cette experience aura produite me permettra, peut-etre,
de ne pas me faire entuber la prochaine fois.


Jeudi 21/3/2002
Rissani - 27oC, ciel degage

Je suis arrive hier a Rissani pour retrouver Aissa.
Advienne que pourra, Inch'Allah.

Aujourd'hui, c'est le jour du marche. Mais quand je dis
le marche, c'est le souk mon pote, le bazar, le bordel
absolu, tout et rien dans des echoppes a perte de vue,
imbriquees les unes dans les autres. Ici des fruits,
la des tissus. Des montres de pacotille qui surplombent
des etals de coupe-ongles en metal et de peignes en
plastique. Ici, une odeur de bois de cedre: c'est
le quartier des menuisiers. La, le gresillement de
la soudure a l'arc qui indique celui des forgerons.
A chaque coin de rue, le "bliouip-crash-boom" des
pistolets inter-galactiques made in china dont les
vendeurs de jouets se sont partages un stock.
Je m'ecarte pour laisser passer un bedouin auguste
juche sur un ane: il guide sa monture d'une main
experte dans les allees etroites de ce dedale.
Le soir tombe, la lumiere du jour cede
progressivement la place a l'eclat fallot des bougies,
des lampes a gaz et de quelques neons. Tout devient
clair-obscur, comme une ambiance de mille et une nuits
ou de caverne d'Ali-Baba constellee de petites etoiles.
Je pense a l'ecrivain Paul Bowles et au peintre Eugene
Delacroix: il est impossible de photographier ca avec
un compact sans trepied et une pelloche de 200 ASA.
Je me rappelle aussi bien vite que tout ce romantisme
pictural, toute cette abondance barbaresque est faite
d'un assemblage multiple de petits morceaux de pauvrete.
C'est le yin et le yang, toujours et encore.

Aissa me rendra-t-il une partie de mon argent ?


Lundi 25/3/2002 - Rissani - 32oC, ciel bleu

Ca y est, demain je quitte Rissani. J'aurai passe 6 jours
ici. 6 jours pour demeler le sac d'embrouilles de mon
probleme de randonnee foireuse. 6 jours passes a
comprendre, a ecouter, a negocier, a chercher ou a attendre.
6 jours, aussi, a rencontrer les artisans du souk, a boire
du the a droite et a gauche, a rigoler avec Mohammed qui
s'ennuie a tenir l'hotel de son pere Youssef (l'hotel
Panorama). Avec le temps, de simple touriste je suis
devenu une partie du paysage de Rissani, pas encore
un blarbi mais presque. Moi aussi, j'ai vu les touristes
filer a toute vitesse, sans s'arreter, en direction de
Merzouga et de l'Erg Chebbi.

Sur les 4000 dirhams de base, j'en ai recupere 1500.
Les negociations se sont deroulees entre moi et
les gorilles de l'auberge Lahmada, qui chapeautent
la constellation d'intermediaires impliques dans
mon affaire (le faux guide, le chamelier, le vrai guide
etc.). Ce sont eux qui ont interet a ce que je ne fasse
pas trop de mauvaise publicite. D'apres ce que j'ai compris
a travers les dires des uns et des autres, le faux guide
se charge de negocier avec le touriste puis le refile
a Lahmada, qui sous-traite le(s) dromadaire(s), le vrai
guide et la nourriture a un chamelier independant.
Officiellement, la majorite de mon ble aurait disparu
dans les poches du faux guide et du chamelier; cela dit,
la realite est certainement encore plus complexe.
De toute facon, ce n'est plus mon probleme: apres de rudes
negociations, les deux gorilles de Lahmada m'ont
rembourse 1500 DH, cash. Ca ramene le prix de mon
experience desertique semi-foireuse a 2500 DH, ca
me fait un peu de liquide, et tout le monde est content.

Par ailleurs, j'ai employe les 6 jours necessaires
a la negociation pour acquerir, retaper et equiper
un velo: quoi de mieux qu'un souk pour se livrer a ce genre
d'activite ? L'idee est de continuer le voyage par
un moyen simple, pas cher, tranquille, et surtout
qui me permettra (j'espere) d'aborder les gens differemment.


La suite au prochain numero...


--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion and
nonsense
behind and performing our one and noble function of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the
Road" --


Date: Wed, 3 Apr 2002 17:45:57 +0200
Subject: [Chronique - 7] Sombre Dakhla...



Sam. 30/3/2002
Taroudannt - 30o28'8"N 8o52'55"W 248m - 27oC, couvert

20:20
L'appel a la priere me fait sursauter, puis me vrille
consciencieusement le crane: le haut parleur de la mosquee
est juste a la hauteur de la terrasse de l'hotel Souss,
ou je me suis installe un moment pour echapper au
bouillonnement de la rue. L'Islam a peut-etre beaucoup
de qualites, mais il a ceci de pervers qu'il a recours
a un bourrage de crane explicite pour rassembler ses fideles.
Que tu le veuilles ou non, toutes les mosquees de la ville
s'uniront 5 fois par jours pour te crier qu'Allah est grand,
qu'il est tres gentil pour toi et qu'il faut le prier. Meme
dans le cas ou tu n'aurais pas envie d'y croire, a la longue
ca doit faire quelque chose. Enfin bref.

Je suis donc arrive a Taroudannt, une petite ville animee
du Sud-Ouest marocain, apres une grande tiree en bus depuis
Ouarzazate (30o55'16"N 6o54'58"W 1159m). Le long de la route,
c'est en voyant apparaitre une foret d'arganiers, puis
des plantations d'orangers, de l'herbe et des paquerettes,
que j'ai realise combien la verdure m'avait manque. Pas grand
chose a dire, en effet, de Ouarzazate, sinon que c'est tres sec.
Les quatres jours que j'y ai passe ont ete dedies a du petit
business de voyageur, c'est a dire poster un colis pour alleger
mon sac, a laver du linge et a faire un peu d'Internet. Peu de
moments memorables a signaler, donc, si ce n'est:
- la rencontre avec le jeune Said, 21 ans, un pote de Rissani,
qui a arrete ses etudes apres le bac pour ouvrir une boutique de
souvenirs a Ouarzazate;
- quelques discussions philosophico-conceptuelles avec
Fouad Zennari, 30 ans, qui a arrete ses etudes universitaires
d'anglais parce qu'il a des rhumatismes aux genoux (je ne vois
pas le rapport mais bon). Il continue neanmoins a bouquiner
et a se poser des questions ("Life is quality" - il a lu le
"Traite du Zen et de l'entretien des motocyclettes", de R. Pirsig;
en ce moment il essaye de comprendre le concept du Nouveau
Testament; j'ai beaucoup aime sa theorie poetico-bancale
sur le sens contenu dans les lettres de l'alphabet latin, par
exemple "Il y a de la 'v'ie dans la lettre 'v', on la trouve dans
les mots mou'v'ement, 'v'ite, 'v'ariable, 'v'ent", et ainsi
de suite en "slammant" les mots.)

Rien a signaler, donc, a propos de Ouarzazate, ou j'ai atterri
en bus pour mettre beaucoup de distance entre moi et Rissani.
Transporter le velo n'a pas pose de probleme, car la majorite
des bus sont equipes de galeries, au cas ou tu voudrais
transporter des moutons, des bottes de paille ou un four a gaz.
Apres essai, je me suis apercu qu'etant donne le poids de mes
sacs, le voyage en velo n'etait de toute facon pas vraiment
praticable. Pour des petites distances de l'ordre de quelques
dizaines de kilometres, ca va. Pour plus, c'est impossible.
Au moins, j'aurai essaye.


Dim. 31/3/2002
Taroudannt toujours - de plus en plus couvert

13:20
J'ai lutte une demi-journee pour vendre mon velo pour
un bon prix au souk de Taroudannt. Balotte entre alliances
et mesalliances avec toutes sortes d'individus, handicappe
par ma meconnaissance de l'arabe ou du berbere, j'ai fini
par le lacher sans reussir a faire de plus value, mais sans
perdre trop d'argent non plus. Avec le liquide obtenu, j'aurai
largement de quoi rallier Dakhla, a l'extreme Sud du Maroc,
pour ensuite tenter de rejoindre Tombouctou ou Dakar avant
la fin du mois. D'une part, j'en ai marre du Maroc et de ses
habitants fatalistes et inaptes a toute forme d'humour ou
de fete non-religieuse. D'autre part, il faudra que je fasse
un crochet par Paris vers la fin Avril, et j'aimerais avoir
fini de traverser le Sahara a ce moment la.

16:00
Inezgane - 30o21'37"N 9o31'39"W 128m - pluie

Je visite le souk d'Inezgane en attendant le depart du bus
de la Compagnie des Transports Marocains en partance pour Dakhla.
La CTM est la compagnie d'Etat: et theorie, ses vehicules sont
moins nazes que les bus deglingues des compagnies privees.
Je dois avoir maintenant les rotules completement plates
a force d'avoir eu les genoux bloques dans leurs rangees
de sieges donc l'ecartement est specialement prevu pour
les nains hypophysaires. Ben oui: faut bien penser a
l'eventualite de remplir le bus au maximum.

Le souk d'Inezgane est encore plus grand que celui de Rissani:
il ressemble a une version a la fois primitive et degeneree
de la notion de centre commercial. Une infinite d'echoppes
minuscules y sont imbriquees les unes dans les autres, et leur
ambiance varie du bazar a vaisselle en plastique a la boutique
de mode dernier cri, en passant par le salon de coiffure a deco
psychedelique et le marchand de teles branchees sur Al-Jazeerah.
J'y ai bu un the a la menthe en compagnie d'"Ahmed ESSAKHI,
vendeur de toutes sortes de vetements traditionnels pour hommes
et femmes - Souk Touata - bloc 7 - no.14-15 - Inezgane" (sic,
d'apres sa carte de visite). Si jamais vous passez par la,
que vous avez besoin d'un burnous et que vous parlez allemand
(il ne baragouine que ca comme langue etrangere), allez-y
de ma part, ca lui fera plaisir.


Lun. 1/4/2002
Guelmim - pas de releve GPS - couvert

8:00
Le bus CTM est reste ici toute la nuit, et il ne redemarre
toujours pas. D'autres bus CTM sont egalement venus stationner
a la gare routiere de Guelmim. La pluie, que les marocains
appellent d'habitude de tous leurs voeux, a paradoxalement
detruit une partie de l'unique route reliant Guelmim a Tan-Tan,
dans la direction de Dakhla.

Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

Ben  on  attend.

Que  le  niveau  de  l'eau  baisse.

Si Allah le veut.


Comme l'a remarque avec justesse un industriel italien rencontre
dans le bus (il se rend a Laayoune pour une mission de l'ONU):
"The Moroccans are not a bad people, they are rather honest.
The only problem is that they are just useless."
En effet, meme quand la situation va terriblement mal, on dirait
qu'ils s'en foutent. L'Islam (litteralement, "la soumission")
leur enseigne en effet 5 fois par jours que l'homme
n'a pas de pouvoir sur les evenements, et que c'est le "Dieu" (ou,
plus precisement, un large concept melangeant la nature et le hasard)
qui commande tout. La ou les catholiques ont un Jesus Christ
pour chercher a multiplier les pains et a secouer les foules,
les musulmans sont livres a un espece de fatalisme resigne
qui conduit le moindre de leurs actes, y compris celui d'accorder
l'hospitalite a quelqu'un (je repense par exemple a l'ambiance
coincee de l'accueil d'Hammouche Bouziane). Dans ce cadre la,
pas etonnant que l'humour ou la fete ne soient pas au rendez-vous.
J'espere que je retrouverai un peu plus de chaleur en atteignant
l'Afrique de l'Ouest.

17:00
Le bus a redemarre et a pris sa place au milieu d'une horde
de vehicules divers qui traversent au compte-gouttes un gue
balaye par un bon metre d'eau. La campagne environnante n'est plus
qu'un immense torrent de boue, et on ne distingue le trace de
la route que grace aux bornes kilometriques depassant de
l'inondation. Avec un grand serieux, deux agents de la
"Brigade de l'Environnement", chausses de cuissardes de pecheurs,
font quelques signes inutiles pour guider notre chauffeur.


Mar. 2/4/2002
Dakhla - 23o41'55"N 15o55'50"W 80m - 28oC, ciel degage

Une fois le passage inonde franchi, la nuit est devenue une suite
de longues lancees cahotiques et de courts arrets blafards dans
des endroits lugubres (dont un restaurant de poissons frits
a l'interieur d'une case en terre absolument ignoble). A l'aube,
nous etions sur une route desertique, au milieu d'un neant
poussiereux parseme de vagues rochers. Puis la mer est apparue
sur notre droite, pour colorer un peu le paysage. Enfin,
nous sommes arrives a Dakhla.

J'ai pris une chambre dans un petit hotel, puis je suis parti
a la recherche du port. Celui-ci n'est en fait constitue que
d'un mole desert flanque d'une enorme grue metallique, sans
aucune activite sinon celle des etres humains et du betail
qui peuplent l'immense bidonville environnant. Ce n'est donc
pas par la mer que je quitterai Dakhla. Ce ne sera pas
par les airs non plus, vu que les quelques vols assures par
la Royal Air Maroc depuis l'aerodrome local retournent vers
le Nord. La seule voie est donc par la terre, avec l'unique
route qui traverse le desert. Mon probleme est donc maintenant
de trouver au plus vite une place a bord d'un vehicule occidental,
pour quitter cette ville a l'ambiance malsaine et rallier
Dakar via la Mauritanie, qui ne promet pas tellement mieux.


La suite au prochain numero...
    -- Sacha --

--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion and
nonsense
behind and performing our one and noble function of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the
Road" --


Date: Sun, 14 Apr 2002 18:49:23 +0200
Subject: [Chronique - 8] La Mauritanie, le Senegal et la question de la Liberte




Ne vous inquietez pas, je n'ai pas ete enleve par des rebelles
Saharaoui. J'ai juste traverse la Mauritanie par le desert avec
un convoi de voitures d'occasion transportant du materiel
humanitaire, pour finalement atteindre le Senegal.
Voici les details.


Jeudi 4/4/2002
Dakhla - 23o41'55"N 15o55'50"W 80m - 24oC; vent fort, ciel degage

20:00
L'ambiance est tendue au camping Musafir, a 7 kilometres de Dakhla.
Apres 3 jours d'entraide et de bonne compagnie entre voyageurs,
il est temps de decider qui, de moi ou de Bastien et Maguelonne,
partira avec les deux voitures d'Alain, Bernard et Philippe,
car ceux-ci n'auront au plus que deux places a bord. Flashback sur
le western:

Bastien et Maguelonne voyagent a pieds, comme moi. Lui, 29 ans,
a mis entre parenthese sa carriere d'agent immobilier parisien
bien sous tout rapports pour visiter l'Afwique de l'Ouest puis
retourner voir de la famille au Mexique. Elle, 21 ans, est
fraichement emoulue de ses etudes de tourisme. Ils se sont
connus dans les troupes de Boy-Scouts de la region parisienne.
Or donc, ils ont decide de partir ensemble, chabadabada. Ils se
sont par consequent equipes de tenues sahariennes jaune sable
tres seyantes, assorties pour homme et femme, ligne Quechua
pour Decathlon. (Il faut que je soigne leur portrait, car ils
sont maintenant sur la liste. J'espere qu'ils me pardonneront
la legere caricature.)
Deux jours plus tot, ils sont arrives a Dakhla apres avoir rame
44 heures dans un bus marocain Supratours, bloque comme le mien
suite a la crue de l'Oued Noun. Nous nous etions entre-apercus
a Guelmim, et nous voici maintenant reunis a Dakhla.
Nos styles sont plutot differents: moi plutot hirsute, eux
plutot proprets, moi plutot grande gueule, eu plutot discrets.
Mais notre paumitude est la meme.

Nous unissons donc nos forces de bon coeur pour partir a la peche
aux informations concernant le passage vers la Mauritanie.
Ils doivent rejoindre Atar avant le 15, car ils y ont reserve
une meharee de plusieurs jours. Pour ma part, je dois rejoindre
Dakar le plus vite possible pour trouver un avion vers Paris
avant le 22 (a cause des auditions CNRS; je continuerai le voyage
par la suite).

Apres une serie d'investigations, de Salam-Aleikums semi-glauques,
de pistes et de fausses pistes dans Dakhla-la-deprimante, nous voici
donc installes au camping Musafir, passage a priori oblige des
vehicules en partance pour la Mauritanie. Le camping est desert,
a l'exception de deux 4x4 qui ne partent pas vers le Sud, ou
qui descendront beaucoup plus tard. Nous nous trouvons tous
trois partis pour attendre non pas Godot, mais la providence.

Celle-ci se presente sous la forme d'un convoi humanitaire de deux
voitures, une mercedes 240 de 1982 et une Renault 18 du meme age.
Alain et Bernard, deux briscards quincagenaires, ont fonde
l'association "Amitie sans Frontieres" pour occuper le temps
libre de leur retraite anticipee. Ils descendent du materiel
medical et scolaire depuis la France vers la Mauritanie et
le Senegal, puis revendent les voitures sur place pour financer
l'expedition suivante. Cette fois-ci, ils ont descendu egalement
leur ami Philippe, car il fait une grosse deprime. (Je ne sais pas
s'il vont le vendre aussi au Senegal, ou bien le distribuer comme
aide humanitaire.) En poussant Philippe et les cartons, ils
peuvent faire au maximum deux places dans les voitures, pas
une de plus.

Zoom arriere sur l'action: 20:30 - Duel a Dakhla

Je suis silencieusement aux prises avec Bastien pour decider
qui, de eux ou moi, profitera de cette chance. Alors que je propose
un tirage au sort, pour laisser Allah decider, Bastien adopte une
approche cartesienne: il me sera a priori plus facile de retrouver
une place unique qu'a eux de retrouver une occasion pour deux.
Malgre ma ferme resolution d'arreter d'etre gentil, je ne peux
rien faire d'autre que m'incliner. Gargl.

22:30
Nous nous somme couches, eux sachant qu'ils partent le lendemain
et moi sachant que non. Grmpf et re-grmpf. C'est alors qu'on frappe
a la porte: c'est Thomas, un jeune belge, qui descend un vieux Toyota
Land-Cruiser vers Nouakchott, demain. Mis au courant par le gardien
du camping, il est venu nous proposer une place a bord. Hourra !
Allah existe. Tout le monde va pouvoir dormir beaucoup mieux,
et le western finit bien.


Vendredi 5/4/2002 - Soleil, chaleur.

La route goudronnee va de Dakhla a Guerguerrat, le poste frontiere
marocain. Pour ce qui est des douanes mauritaniennes, elles se
situent a mi-chemin des 60 kilometres de desert qui s'etendent
entre Guerguerrat et Nouadhibou.

Apres les formalites du cote marocain, la fouille des vehicules
et un dejeuner frugal en plein soleil, nous nous engageons
sur la piste rocailleuse. Le premier poste mauritanien est
une baraque en cailloux ou deux policiers malgracieux
enregistrent notre passage. Le second poste est la douane
proprement dite, constituee de deux tentes, d'une baraque en bois
et d'une autre case en cailloux. D'autres policiers et militaires
nous y accueillent non moins chaleureusement, et encaissent
sans sourciller les 500 dirhams (a peu pres 300 FF) de frais
de visa (il s'agit de l'un des visas les plus chers au monde).
Pour assouplir les formalites, et si possible eviter une autre
fouille longue et penible, Alain fait valoir la valeur humanitaire
du convoi et distribue force stylos et mots d'humour. Grace a lui,
la halte ne durera "que" deux heures.

Nous nous re-engageons dans le desert vers 15h30, malgre
les ennuis mecaniques qui commencent a apparaitre sur le 4x4
de Thomas: la pompe a injection, defectueuse, force le moteur
a plein regime.

20:30
Il fait nuit noire. Nous apercevons au loin le halo des lumieres
de Nouadhibou. Thomas, Bastien et moi attendons que le 4x4
refroidisse: il aura fallu l'arreter tous les 5 kilometres
pour rajouter de l'eau dans le radiateur. La pompe defectueuse
a entraine une reaction en chaine de problemes divers: surchauffe
du moteur, panne de ventilateur, surchauffe de l'embrayage
et usure des freins. Le desert ne pardonne pas. Les 2x4 ont
continue avec le guide mauritanien, et nous attendent un peu plus
loin. Mais au moment de nous remettre en route, nous perdons leurs
traces dans la nuit. Malgre le fait que nous sachions ou est
la ville, il est impossible de traverser en ligne droite
le labyrinthe de dunes terreuses qui nous en separe. Angoisse.

Puis, nous apercevons quelques etincelles a 500 metres de nous:
le guide est revenu nous faire des signaux avec son briquet. Ouf.
Nous atteignons Nouadhibou 1/2 heure plus tard.


Samedi 6/4/2002
Nouadhibou - 20o54'7"N 17o03'01"W 14m - 35oC, soleil implacable

Journee de repos et de reparation des voitures au camping de
la Baie du Levrier. La ville de Nouadhibou est moche et sans
interet, faite de constructions pauvres a un seul etage.
Les mauritaniens sont tres desagreables, rien a voir avec
les marocains. Ils regardent tout le monde de haut, et leurs
premieres paroles consistent invariablement a nous demander
si nous avons quelque chose a leur vendre ou un cadeau a leur
faire (meme pas bonjour). Ils sont detestes de tous leurs voisins
et de tous les voyageurs. Il est vrai que c'est l'un des rares
pays ou l'esclavage existe encore, sous une forme non officielle:
les noirs sont au service des maures pour un salaire de misere.
Comme nous le disait un douanier marocain: "C'est un peuple
qui n'a pas honte". En effet, ils ne produisent rien, leur
pays est merdique et ils semblent pourtant croire que tout
leur est du. Ils demandent a acheter voitures et telephones
cellulaires a bas prix, alors qu'ils n'ont meme pas fait
l'effort de construire une route entre leurs deux villes
principales (Nouadhibou et Nouakchott).

En me balladant en ville, j'ai conscience d'avoir ete conditionne
par les recits de Thomas, Alain et Bernard, qui ont pratique
le pays plusieurs fois et ne tarissent pas d'anecdotes depeignant
le manque de scrupules des mauritaniens. Mais malgre ma volonte
d'ouverture, apres avoir constate que les commercants locaux
ont tente de m'arnaquer sur la monnaie dans 80% des cas, puis
apres avoir ete le spectateur de traffics divers (pieces pour
le Toyota, distribution obligatoire de medicaments aux douaniers),
force m'est de reconnaitre que la Mauritanie est le genre de pays
ou la moindre inattention peut te couter tres cher. C'est a la fois
un milieu malsain et un challenge interessant. Allez-y si vous
voulez tester votre resistance aux voyages penibles.


Dimanche 7/4/2002 - 28oC; vent frais, soleil.

Depart a 8:00 tapantes pour la traversee des 400 kilometres
de desert qui separent Nouadhibou de Nouakchott. Bastien et
Maguelonne vont continuer en train vers Atar, d'ou part
leur meharee. Alain, Bernard et Philippe, accompagnes
du guide Ahmed Boutouba, m'ont propose de continuer avec
le convoi. Il est vrai que plus y'a de monde pour pousser
en cas d'ensablage, plus on rit. De mon cote, ca m'evite
de prendre un taxi brousse foireux, et ca me permet de continuer
le voyage en bonne compagnie.

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Petit lexique de la traversee du Desert
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* Bancs d'Arguin: iles de sable, au large du desert mauritanien,
attirant moultes especes d'oiseaux migrateurs (flamants roses,
pelicans etc.). Les pecheurs des Bancs d'Arguin sont passes
a la tele plusieurs fois, dans Thalassa. Les autorites
mauritaniennes ont donc transforme la zone en parc naturel
afin delester les touristes de 2500 ouguiyas par personne
a l'entree (sans rien faire de special en plus pour
la protection du site). La location d'une tente sans chiottes
et sans douche, dans un village de pecheurs en tole ondulee
jonche de detritus, y vaut entre 3000 et 6000 ouguiyas: 100 balles,
dans un pays ou le revenu moyen est de 300 balles par mois. (Voir:
scrupules.)
Mais bon, OK, a part ca c'est joli et pittoresque. Nous y sommes
restes une nuit. J'y ai approche des flamants roses d'assez pres,
en plein lever de soleil.

* Desert: vaste etendue de sable et de roche hostile a l'homme et
aux voitures, vu qu'elle ne comporte pas d'eau, qu'il y fait
extremement chaud et que le sol est loin d'y etre a 100% plat.
Les paysages y sont tres varies, et la vegetation tres
rare.

* Dune: tas de sable arrondi par le vent. (Voir: erg.)

* Ensablement: avec une bonne dose d'elan, une voiture peut
planer sur le fech-fech (voir: fech-fech). Si l'elan est brise,
suite a une erreur de pilotage, la voiture se met a patiner,
s'immobilise et s'enfonce. Il faut alors sortir, creuser et
pousser pour l'extraire de la plaque de fech-fech. Suivant
la taille de la plaque, ca peut prendre de 15 minutes a plusieurs
heures. Ici, pas de depanneuse du Touring-Club: on s'en sort
a coup de pure valeur humaine.

* Erg: etendue de sable et de dunes. (Voir: dune.)

* Fech-fech: etendue de sable mou. (Voir: ensablement.)

* Guide: mauritanien en boubou bleu (tous les mauritaniens sont
habilles pareil) qui guide les voitures dans le desert, puisqu'il
le connait comme sa poche. Il prie a chaque virage pour qu'on
arrive au bout, fume une minuscule pipe horizontale quand on est
ensables, et pisse accroupi. Il taxe 8000 ouguiyas (230FF) pour
le passage, ce qui est encore une fois enorme par rapport au
niveau de vie du pays.

* Hamada: etendue rocailleuse.

* Panne: dans le desert, les bagnoles sont chauffees a blanc et
secouees a bloc. Donc si elles sont mal preparees (revision
incomplete du moteur, pas de surelevation des amortisseurs,
pas de plaque pour proteger le carter etc.), il peut y avoir
des bouts qui tombent. Thomas ne finira pas jusqu'a Nouakchott:
au debut du deuxieme jour de la traversee, il restera en rade
a Nouamghar pour cause de casse de la barre de soutien
des amortisseurs arrieres, suivie du bris de deux des lames
de ressort du pont arriere (il faut avouer qu'il conduit son
Land-Cruiser comme si c'etait un char d'assaut). Un taxi-brousse
l'amenera a Nouakchott pour chercher un mecanicien et des pieces
de rechange. La Mercedes et la R18 s'en sortiront par contre sans
panne majeure, mais bien secouees.

* Pieces de rechange: bouts de voiture que tu emmenes dans tes
bagages. Exemple: Bernard aurait bien aime avoir emporte
un vase d'expansion de rechange quand il a decouvert apres
Nouamghar que le sien etait fele. Heureusement, la R18 n'a pas
trop chauffe par la suite.

* Plage: synonyme de route entre Nouamghar et Nouakchott.
Il faut attendre la maree descendante, puis rouler suffisamment
vite pour ne pas que le vehicule soit pris par la maree montante.

* Scrupules: notion inconnue des mauritaniens. Tels des vautours,
ils attendent que tu tombe en panne dans le desert, puis
te font payer un maximum pour te sortir de la merde. (Exemple:
6000FF pour un remorquage de 40km vers Nouakchott.) Si tu
laisse une bagnole en panne sans surveillance, elle sera
demontee et vendue des la nuit suivante. Il faut donc absolument
eviter les pannes dans le desert mauritanien (voir: pannes),
ou bien savoir les gerer soi-meme (voir: pieces de rechange).

* Victoire: chaque traversee du desert est differente, mais chacune
d'elle est une victoire. On s'en sort a force de patience
et a la force des bras. Ca reste un moment fort, meme si l'on
sait que vu le traffic circulant entre Nouadhibou et Nouakchott,
on risque moins d'y mourir de soif que d'engraisser quelques
mauritaniens sans scrupules.


Mardi 10/2/2002
Nouakchott - 18o06'21"N 15o58'51"W 12m - 30oC; soleil

Apres deux jours de traversee epique, entre soleil, ensablages
et alertes mecaniques, nous voila poses a l'Hotel de la Rose,
bien evidemment cher et merdique. Alain et Bernard
ont vendu leurs voitures au chef de la Surete Nationale, qui
fait du traffic de voitures et de devises pour occuper son
temps libre. Maintenant, c'est le cirque pour organiser notre
transport jusqu'a la frontiere et la mise en regle des papiers
de circulation. Nous garderons les deux voitures jusqu'au poste
de douane de Birette/Diama, et de la nous continuerons en taxi
brousse du cote senegalais.

La ville de Nouakchott n'est pas mieux que Nouadhibou: c'est
archaique, sale et sans aucun interet.


Mercredi 10/2/2002

Au lieu de passer par la route goudronnee, les deux sbires du chef
de la surete charges de rapporter les voitures nous ont fait
prendre un "raccourci" a travers une piste sablonneuse et defoncee.
Encore une portion de desert qui acheve de deglinguer les voitures.
Au petit poste frontiere isole de Birette/Diama (16o12'48"N
16o24'54"W 1m, proche du barrage de l'embouchure du fleuve Senegal),
je m'attends a les voir tomber en miettes a la fermeture des
portieres. Enfin bon, de toute facon maintenant c'est le probleme
de Moulay. Notre probleme a nous est de passer la frontiere sans
trop nous faire taxer. Deux heures de palabres et quelques cadeaux
(stylos et medicaments) permettent a Alain d'eviter les 100 euros
d'une taxe inventee par un policier pour toucher le bakchich sur
la vente des voitures. Mais il faut quand meme accepter que
le douanier mauritanien fasse le taxi jusqu'a St Louis du Senegal,
contre retribution bien evidemment.

18:00
St Louis - 15o59'52"N 16o30'39"W 5m

Nous voila poses au camping "Chez Dior", avec sa plage de sable
blanc, ses paillottes sympa et son bar en plein air (avec jus
de bissap frais pour un prix derisoire). J'ai les yeux sur-exposes
par le soleil, comme dans une pub pour le club med. Apres
la Mauritanie, son peuple inhumain, son desert et ses douaniers
casse-couilles, c'est le paradis.

Meme si 80% des senegalais sont musulmans, le contraste entre
l'ambiance de StLouis et celle de la Mauritanie est saisissant.
Enfin des femmes dans les rues, enfin de la couleur (autre que
le bleu uniforme des boubous mauritaniens), enfin de la variete
et du mouvement !


Jeudi 11/4/2002 - StLouis - 28oC, grand soleil

13:00
Nous negocions un taxi-brousse pour Dakar au milieu de la foule
bigarree du marche de StLouis. Si je vous racontais l'etat des
poubelles roulantes qui circulent dans ce pays, vous ne me croiriez
pas. Moi ca ne m'etonne pas, quand je vois ce qu'on leur fait
subir pour les apporter jusqu'ici. Subitement, je me rememore
le style des bus marocains: ce sont des Rolls-Royce de luxe
en comparaison avec les "cars fatou" (minibus) etriques ou
s'entassent les senegalais.

La route est en mauvais etat, mais elle est au moins goudronnee.
Nous atteindrons Dakar (266km) en 4 heures, via Rufisque ou Alain,
Bernard et Philippe doivent rejoindre des amis. Le flot continu
de souvenirs, de recommendantions et de calembourgs d'Alain et
Bernard commence a me saouler. Apres une semaine de voyage ensemble,
pendant laquelle ils m'ont beaucoup aide et pendant laquelle
je leur ai prete une oreille attentive, il est grand temps
que je retourne a une forme de voyage plus solitaire, pour
pouvoir faire ma propre experience et etre plus ouvert aux
autochtones.

Les premiers baobabs apparaissent au bord de la route. Le desert
a laisse la place a une savane de plus en plus boisee.


Vendredi 12/4/2002
Dakar - 14o40'08"N 17o25'54"W 113m - 28oC, Soleil

Comme dans toutes les grandes villes pauvres, l'homme blanc
doit naviguer entre les rabatteurs et les colporteurs de toute
sorte. En dehors de cette nuisance commune, l'ambiance de Dakar
est plutot detendue.

Dans la matinee, apres un petit dejeuner de mangues et de bananes
achetees au coin de la rue, je pars a la recherche de mon billet
d'avion pour Paris. Je trouve un charter pour le 15. Je mettrai
donc mon voyage entre parentheses pendant un petit mois, le temps
de passer les auditions du CNRS. Ensuite, je re-attaquerai par
le Kenya. Je n'aurai vu ni Tombouctou, ni le Mali pour cette fois.
Mais je n'ai pas de regrets, car atteindre le Kenya via Paris
aura le double avantage de m'eviter l'hivernage (la saison des
pluies tres chaude et tres humide de mai-juin) ainsi que
le casse tete de la traversee de l'Afrique centrale (Republique
Democratique du Congo [ex-Zaire], Rwanda etc., ou sevissent encore
des guerres civiles liees a des traffics divers, dont celui des
diamants). Suite a ce premier apercu du Senegal, il me sera
facile de completer le troncon Dakar-Tombouctou a un autre
moment de ma vie.

Le midi, j'ai rendez-vous avec Alain, Bernard et Philippe pour
un dernier dejeuner ensemble. Ils insistent pour manger francais.
Au restaurant "Les Grilladins", tenu par des bretons, je me tape
un T-bone steak de buffle.

L'apres-midi, je fais le tour de la pointe de Dakar par la route
de la Corniche. La cote est belle, peu frequentee par les bateaux
et peuplee d'oiseaux. Au loin, on apercoit l'ile de Goree.

Le soir, apres un bon thiou de poulet (poulet en sauce tomate)
accompagne d'un couscous de mil et arrose d'un jus de bouye,
je retourne a l'hotel, extenue.


Samedi 13/4/2002 - 26oC, soleil

8:00
Je suis a Dakar. Dans une chambre de l'hotel Blanchot.
Je me tape un ananas entier pour le petit dejeuner.
Je viens d'avoir trente ans ce matin.

C'est l'age pivot, ou nos parents etaient deja maries et au boulot,
et ou moi je me retrouve a faire le zouave au Senegal. J'ai bien
vecu jusqu'a maintenant, libre d'aller au bout de mes passions,
de poursuivre mes etudes longtemps et de m'interesser a tout.
Cela, je le dois en grande partie a mes parents, aux moyens
qu'ils ne m'ont jamais refuses ainsi qu'a leur influence
cosmopolite. Je le dois aussi au fait d'etre ne en France,
pays riche dote d'une tradition d'ouverture. Quel chemin
prendri-je par la suite, entre boheme agitee et bourgeoisie
conventionnelle ? Arriverai-je, comme cela a toujours ete mon reve,
a maintenir un equilibre, a eviter de me retrouver piege dans
un style, a garder le pouvoir de changer de panoplie selon
l'humeur du moment ? En un mot, arriverai-je toujours a preserver
ma liberte ?

12:00
Ile de Goree - 14o39'54"N 17o23'52"W 68m - 24oC; vent fort

L'Ile de Goree a ete jusqu'a la fin du 18eme siecle l'un des
sites majeurs de depart des bateaux negriers vers les ameriques,
en raison du fait qu'elle comporte une crique bien protegee sur
le point le plus a l'Ouest du continent africain. Je passe
la journee a visiter son village decore de bougainvilliers,
mais aussi son vague musee historique ainsi que la "Maison des
Esclaves".

L'Occident a beaucoup insiste sur l'inconcevable horreur des
camps de concentration de la Deuxieme Guerre Mondiale. Mais
apres une journee passee a mediter sur le principe de l'esclavage,
apres avoir ecoute les commentaires du conservateur pittoresque
de la Maison des Esclaves et apres avoir realise la logique
du processus d'esclavagisme, mon estomac est noue. Comment
le peuple dont je fais partie a-t-il pu, a un moment donne de
son histoire, faire preuve d'une stupidite suffisamment ignoble
pour nier l'humanite d'un autre peuple en allant jusqu'a
le traiter comme une marchandise dans un systeme commercial ?
Certes, l'esclavage etait alors accepte et mis en oeuvre par
les africains eux-memes (ils soumettaient leurs prisonniers
en les employant a leur service). Je me rappelle egalement
d'un commentaire laconique de Mike Horn suite a sa traversee
de l'ex-Zaire par l'Equateur, lorsqu'il avait failli etre
execute par un peloton militaire desoeuve: "Tu le vois dans
leurs yeux, pour ces mecs la, la vie, elle existe pas."
Le concept de dignite de l'etre humain, qui semble aller de soi
dans nos pays nantis, ne serait-il en fait qu'un facteur culturel,
un truc qui s'apprend a l'ecole ? A partir de cette reflection,
je fais interieurement le voeux que la notion de respect de l'autre
grandisse et ait toujours plus de poids dans l'enorme balance
du systeme geo-politico-commercial qui nous environne.

A l'heure ou nous nous considerons comme developpes, la liberte
des hommes demeure un vaste probleme.



La suite au prochain numero, qui sera probablement precede
d'une pause parisienne d'un mois.


--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion and
nonsense behind and performing our one and noble function of the time,
move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --


Date: Wed, 22 May 2002 18:38:45 +0200
Subject: [Chroniques - 9] Tour du Monde, Episode II






Comme prevu, apres un mois d'interruption relatif a mon
passage a Paris, revoici mes chroniques de voyage.
Pour ceux qui ont rate les episodes precedents, je les ai compactes
et attaches a la fin du present message.


Lundi 15/4/2002 - Quelque part au dessus de la mediterrannee

Dans le charter de la Star-Airlines qui me ramene vers Paris,
j'ai les genoux coinces dans les sieges. L'avion est finalement
aussi inconfortable qu'un vieux bus marocain. Quand je vous disais
que certains principes transcendent les cultures !


Dimanche 19/5/2002
Paris - 48o51'59"N 2o21'42"E 45m - 25oC, quelques nuages

Je suis en train de refaire mon sac. Demain, direction Nairobi,
le Mont Kenya, le Kilimanjaro et les betes sauvages. Demain, j'irai
m'aventurer sur le territoire de la moitie perdue de l'humanite,
celle qui aurait pu nous apprendre a vivre en harmonie avec
la nature et a trouver une alternative au consumerisme, cette moitie
de nous-memes que nous avons massacree pendant les guerres coloniales
du 19eme siecle pour l'asservir au systeme dont nous nous plaignons
maintenant d'etre les prisonniers.

A ce propos, pour en apprendre plus sur la naissance des theses
racistes ayant justifie les massacres hallucinants commis pendant
la periode coloniale, lire: Sven Lindqvist, "Exterminez toutes
ces brutes", ed. Le Serpent a Plumes. Par une serie de recoupements
historiques, l'auteur montre que les processus d'extermination
des indigenes noirs d'Afrique ou indiens d'Amerique du Nord et
du Sud operes par les europeens ont en fait ete les precurseurs
du processus d'extermination des "peuples inferieurs" (juifs ou
autres) entame par Hitler.
Pourquoi accordons-nous plus de place mediatique a ce dernier
massacre plutot qu'aux autres ? Peut-etre parce qu'il nous a montre
que l'ideologie consistant a se croire necessairement superieur
pouvait donner naissance a une oeuvre destructrice dans notre
entourage immediat, et pas uniquement a des ravages lointains.
Il nous a forces a voir ce que nous negligions volontairement ou
par manque de moyens d'informations au 19eme siecle, et ce a quoi
nous avons toujours la tentation de rester aveugles malgre nos progres
en matiere d'education et de technologie: la possibilite de notre
propre sauvagerie et de notre propre ignorance.


Mardi 21/5/2002
Nairobi - 1o17'5"S 36o49'32"E 1654m - 26oC, soleil, air humide

9:00
Je viens de sortir du Boeing 747-400 de la British Airways
qui m'a transporte vers l'oree de l'hemisphere Sud. L'air
est epais, chaud, humide. Je recupere mes sacs (j'ai ete oblige
d'enregistrer mon bagage a main en soute parce qu'il contenait
une minuscule pince meme pas coupante), et je me dirige vers
la sortie avec une impatience melee d'apprehension.

Contre toute attente, le mois passe a Paris n'a pas trop ramolli
mon instinct de voyageur, durement acquis lors de la premiere
partie de mon voyage: je detecte immediatement que la nana
en uniforme qui m'accompagne dans le taxi vers le centre ville,
sous pretexte de representer un "centre d'informations touristiques
officiel mais independant", veut me vendre quelque chose. Elle est
beaucoup trop pressee de m'emmener vers son centre machin truc.
J'insiste donc pour qu'on me depose a l'hotel que j'ai choisi dans
mon guide "Lonely Planet: East Africa", pour enfin decouvrir
qu'effectivement, elle represente une societe de safaris. Ca commence.

Chaque ville a ses parasites: a Rissani, c'etaient les "faux guides",
a Dakar les vendeurs de bracelets; a Nairobi, ce sont les vendeurs
de confiance, qui vous organiseront un safari "pas cher" ou vous
accompageront partout en ville parce que "Nairobi very dangerous
my friend". Divide, scare and conquer.

Chaque grande ville a aussi son rythme: la nonchalance des senegalais
a laisse la place a la frenesie de la foule kenyane. Le mouvement
des rues semble rythme par la musique emanant des stereos saturees
des magasins et des "matatus" (minibus prives, la plupart du temps
des Nissan customises peints de couleurs fluos, bardes
d'autocollants divers et baptises de noms aggressifs du style
"Drive or Die" ou "Knucklehead"). Du ragga, du zouk, du gospel
remixe... Les rues sont defoncees, les trottoirs nazes sont bordes
de bazars invraisemblables. Le tout evoque une sorte d'energie
chaotique: c'est assez stressant.

13:00
Je me mets en quete d'un restaurant. Suite au passage des anglais,
qui ont importe pas mal de main d'oeuvre indienne, la cuisine
kenyane s'est trouvee fortement influencee: en dehors des fast-foods
genre "frites, saucisses et poulet roti", la majorite des restos
populaires servent des plats indiens. Je dejeune donc au "Malindi
Dishes", l'une de ces cantines afro-indiennes, d'un riz arrose de
ragout de chevre epice a la cannelle et au masala.

Mercredi 22/5/2002
La ville n'a pas vraiment de charme. Le fait que je n'arrive meme
pas a y trouver des fruits de bonne qualite (on dirait que tout
le monde mange chaque repas au fast food !) renforce un impression
d'endroit artificiel, pas vraiment humain, pas vraiment fait pour
vivre. Demain, je partirai donc pour Naro Moru, au pied du
mont Kenya. Objectif: braver le mal des montagnes pour atteindre
l'un de ses sommets, le Point Lenana, haut de 4985 metres.


La suite au prochain episode...


--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion and
nonsense
behind and performing our one and noble function of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the
Road" --


(Attachement supprime.)

Date: Sun, 2 Jun 2002 13:29:55 +0200
Subject: [Chroniques - 10] J'ai gravi le Mont Kenya


    Salut a tous;

Pas d'inquietude, les indigenes ne m'ont pas encore decoupe
a la machette, malgre l'approche de leurs elections (en
decembre).


Jeudi 23/5/2002
Province de Naro Moru - Pas de releve GPS - 26oC; soleil, quelques
cumuli
13:45
Vous souvenez-vous de ce record stupide, etabli plusieurs annees
auparavant, qui consistait a determiner combien de japonais on
peut mettre au maximum dans une 2CV ? Je crois qu'ils etaient
arrives a un peu plus d'une quinzaine, en enfournant une troupe
d'acrobates nippons presques nains dans cette pauv'deuch'. Bon.
Eh bien laissez-moi vous dire que les japonais sont nuls.
Les kenyans font beaucoup mieux, et cela tous les jours.
    Je pensais que le "matatu" qui m'avait ammene de Nairobi
jusqu'a Naro Moru, un minibus Toyota Hiace, faisait deja
tres fort: 16 personnes derriere (4 rangs de 4) plus 3 devant.
Mais le matatu de campagne qui m'emmene maintenant de Naro-Moru
au Mt Kenya Hostel & Campsite fait largement mieux: 26 personnes
dans un pickup Toyota Hilux transforme en vehicule utilitaire
a l'aide de quelques toles embouties a la main et de deux bancs
en bois. 7 assis a droite, 7 assis a gauche, 5 plies au milieu,
3 debout sur le pare-chocs arriere, 1 sur le toit et 3 devant.
Faites le compte, ca fait 26. Mais pas de probleme ! En cas
d'accident, les fesses de la grosse kenyane pliee devant moi
me serviront d'airbag.

14:30
Mt Kenya Hostel & Campsite - 0o10'50"S 37o4'53"E 2145m

L'auberge est constituee d'une baraque en briques perdue au milieu
des champs. L'endroit dispose d'un salon, d'un patio, de plusieurs
chambres semi-crades, d'un systeme de chauffe-eau artisanal au bois
et de deux salles de bains completement nazes. Bon. Au moins,
c'est calme et pas trop loin de la montagne. Ca fera l'affaire.
    Patrick, le jardinier-gardien-homme a tout faire (ca fait drole,
tous ces kenyans de Naro-Moru avec des prenoms victoriens) m'informe
que l'auberge fournit les ustensils de cuisine, mais pas la
nourriture. Sur demande, il peut envoyer quelqu'un faire les courses
pour moi, mais je prefere sauter sur l'occasion pour partir a la
rencontre de l'autochtone. Me voici donc cheminant a travers les
"farmlands" [terres agricoles] qui bordent le Mont Kenya. Dans une
petite baraque en bois se trouve une epicerie locale: j'y prends
du pain (heritage colonial oblige, c'est evidemment du pain de mie
a l'anglaise), quelques mandarines vertes et un petit sac de riz.
Comme ils sont a court d'oeufs, j'alpague un passant pour savoir
ou en trouver. Celui-ci m'emmene directement chez sa mere, qui extrait
6 oeufs des divers recoins de la basse-cour. Ont-ils des legumes
frais ? Pas de probleme: dans le champ adjacent, on ramasse quelques
blettes, un beau bouquet de topinambours et 4 tiges d'oignons
sauvages. Avec quelques patates de la reserve, le tour est joue, et
je m'en tire pour 62 shillings (a peu pres 6FF). Encore un petit pot
de graisse et quelques tomates dans une autre des minuscules
epiceries bordant la route en terre battue, et ca ira pour au
moins deux jours.

19:00
La nuit est tombee: a ce niveau de l'Equateur, le jour fait 6:30-18:30
toute l'annee. Comme je suis actuellement le seul habitant de cette
auberge isolee, Patrick me prete une lampe a petrole plutot que
d'allumer le groupe electrogene. C'est donc a la lueur vacillante
de la flamme que je dine de mes patates aux blettes, accompagnees
d'oeufs durs. Pas mauvais, mais ca meriterait un peu de vinaigre
et d'huile d'olive.
    Apres le diner et la vaisselle, je rejoins ma chambre en emportant
la lampe. Un peu assome par l'altitude (l'air de rien, on est quand
meme a 2145 metres d'altitude, et Nairobi etait deja a 1600m), je
m'endors vers 20:00, au son des grillons d'Afrique. Demain matin,
peut-etre verrai-je le Mont Kenya, qui a passe l'apres-midi drappe
dans les nuages.


Vendredi 24/5/2002

Je me suis leve tot, a 6:30, pour prendre le rythme de la future
randonnee. De plus, il faudrait que j'aie le temps de faire des
courses a Nanyuki, une ville plus importante situee 23km plus
au Nord. En effet, pour reussir a gravir la montagne, il me faudra
plus que des blettes et des oeufs: j'aurai besoin de conserves
et d'aliments energetiques (bananes, chocolat, nouilles-minutes etc.).
Apres le petit dej' (omelette aux tomates), je m'engage a pieds
sur les 8km de piste qui separent l'auberge du village de Naro-Moru.
En route, je rencontre Wilson, l'un des guides (ou rabbateurs ?) qui
avait deja essaye de me fourguer son trek a mon arrivee a Naro-Moru.
Comme dans tout endroit presentant un interet touristique,
la concurrence est aggressive et les rabatteurs sont omnipresents
(cf. l'episode des faux guides de Rissani). J'esquive les propositions
de Wilson (je commence a avoir le coup de main), et nous finissons
par discuter de choses et d'autres. A travers la discussion,
je cherche a me faire une idee de la difficulte de l'ascension. Ca a
l'air relativement faisable: mon seul probleme est de trouver un
ou plusieurs compagnons de route non-payant(s), vu qu'il est interdit
(en plus d'etre stupide, pour des raisons de securite) de faire
la randonnee tout seul.

A Nanyuki (0o0'35"N 37o4'53"E 2090m), une fois les courses
achevees, je me paye le plat national kenyan: un bon nyama-choma
(morceau de chevre grillee) accompagne d'ugali (une bouillie de mais
compacte, genre polenta tres seche et tres blanche). On choisit son
morceau directement sur la bete qui pend a l'etalage du boucher
attenant au bistrot, et c'est parti. Finalement, la chevre grillee,
c'est tres nyama-nyama, mais effectivement un peu choma-choma. On
en sort repu, avec du gras plein les pattes.

Vous aurez remarque qu'entre Naro-Moru et Nanyuki, j'ai change
d'hemisphere. L'Equateur est en effet a 1km de le ville. A 25 metres
du panneau officiel, une statue figure une bouteille de coca-cola
geante. L'Equateur vous est offert par...
    Au pied du panneau, et pour 100 shillings, James me fait
une demonstration du changement de sens de l'ecoulement de l'eau
(la force de Coriolis) a l'aide d'un bol troue, d'un pichet d'eau
et de deux petites pailles. Bon, vu la force avec laquelle il verse
l'eau dans le bon sens, ca ne peut pas ne pas marcher. Enfin bref,
on rigole bien pour pas trop cher.

    De retour a l'auberge, je commence a cuisiner tot pour profiter
de la lumiere du jour (riz au topinambour plus tomates, arrose
d'une sauce a salade cherement acquise a Nanyuki). Ce soir, l'auberge
est plus animee: un couple d'etudiantes americaines vient de rentrer
de la randonnee avec ses deux porteurs, son guide et son cuisinier.
Elles ont paye un max, mais seront servies comme des reines pendant
que j'avalerai ma tambouille. Cette fois-ci, la gegene est allumee,
c'est moins romantique. Je profite neanmoins de la presence des
etudiantes pour grapiller quelques informations complementaires.
Demain, j'essaierai de tchatcher Wilson pour qu'il me trouve un
porteur pas cher.


Samedi 25/5/2002

Je me reveille naturellement a l'aube. Le rythme est pris. Apres
le petit dej' et la douche, j'entreprends de rejoindre a pieds
les portes du parc national entourant le Mont Kenya, distantes
de 7km. A partir de ces portes, l'acces a la montagne coutera 10$
par jour et par touriste. On vend ce qu'on a.
    Mon but est pour le moment d'y faire un releve GPS, pour pouvoir
estimer la position relative des autres points de la randonnee.
De plus, marcher deux heures en altitude m'aidera a mieux
m'y acclimater.

Cela aura fait bientot 3 jours que j'observe la montagne et que,
peut-etre, elle m'observe. Couverte le matin, degagee de 8:00 a
12:00, puis couverte de nouveau dans l'apres-midi, puis courte
eclaircie au coucher du soleil. Elle sait se faire desirer.
Cet apres-midi, un orage s'est developpe autour de son flanc Est,
et la colonne nuageuse du cumulo-nimbus a enveloppe le sommet.
"- Tiens, il doit pleuvoir la-haut.
- Non", me rassure Joseph, "c'est au dessus de Meru" (une ville
situee a la limite Est du massif).
    Joseph est le manager-organisateur en chef des randonnees vendues
par le Mt Kenya Hostel. C'est aupres de lui plutot qu'aupres de
Wilson que j'ai finalement abattu mes cartes: "OK, il me faut
une tente, un rechaud et un porteur pour 5 jours, depart lundi."
Je me laisse la journee de demain pour observer si le temps
s'engage dans un cycle d'orages, pour faire quelques courses
supplementaires a Naro-Moru et pour m'accorder un repos total avant
l'effort.

Malgre les indications meteorologiques rassurantes de Joseph, dont
je ne sais pas si elles sont serieuses ou volontairement optimistes,
je me mefie: qu'arriverait-il si un orage nous surprenait a
4500 metres d'altitude, avec une tente pour seul abri ? Quoiqu'il
en soit, la machine est maintenant lancee. J'espere que Ngai, le dieu
de la montagne selon les legendes tribales de Kikuyus, ne sera pas
trop mechant avec nous.


Dimanche 26/5/2002

Dernieres courses a Naro-Moru avant l'ascension. Le village est
en fait un amas de boutiques bordant la route qui relie Nanyuki
a Nairobi. Il sert de centre commercial pour les farmlands des
alentours. J'ecume plusieurs epiceries pour reunir tout ce qui
me manque encore: impossible de trouver des nouilles-minute. A 10:00,
un supermarche supplementaire ouvre ses portes. "Come in, come in."
Alors que je me saisis d'un panier metallique et m'apprete a etudier
le capahrnaum de l'un de ses minuscules rayons, une vendeuse m'arrete
gentiment: "Sir, we must pray first." Ooooops, sorry. Le personnel
se regroupe, et une employee entame la priere: "Thanks God for giving
us some work, bless the work of our hands and bless the customers
that will come to visit us," et ainsi de suite pendant un petit
moment.
"- Amen.
- Amen!"
Ainsi commence une honnete journee de travail dans les farmlands
du Kenya.

J'aurais aime poster une chronique aujourd'hui, car les pages
s'accumulent et il n'y aura pas d'acces Internet sur la montagne.
Mais le proprietaire du bureau de "computer services" de Naro-Moru
est absent. A sa place, un type est en train de demonter
une photocopieuse, surveille d'un oeil vague par une adolescente
que je suppose etre la fille du proprio. Il y a des rouages et
des ressorts plein le bureau, ce qui bloque l'acces a l'unique
ordinateur de l'"entreprise". Je patiente donc un long moment,
tout en observant le reparateur: il vient de fabriquer un ressort
de rechange avec une epingle a nourrice, et se met a remonter le tout.
Voyant que j'attends depuis relativement longtemps, la fille essaye
finalement de faire demarrer l'ordinateur. Mais personne ne connait
le mot de passe pour la connection telephonique, et le proprio
n'est toujours pas la. Alors que la photocopieuse redemarre sans
accroc, je me resigne a prendre conge du bureau des "Naro-Moru
Computer Services, Inc.", et me remets en route pour l'auberge,
car il me reste encore a preparer mes affaires pour l'ascension
avant que la nuit ne tombe.

16:00
Argh, argh, argh. J'ai prevu trop court pour la nourriture. Je me
lance donc dans la preparation d'un stock de "chapattis", ces pains
plats herites des indiens, et dont Patrick me precise la recette:
de la farine, du sel, de l'eau, bien petrir pour obtenir une pate
elastique, etaler et frire sur une plaque chaude. Je m'en prepare
25, tout a fait reussis. Les kenyans n'en reviennent pas. Pour
l'ascension, ces pains plats seront bien bourratifs; de plus,
ils se garderont certainement mieux que le pain de mie a l'anglaise
des epiceries locales. De la vertu des choses simples...


Lundi 27/5/2002

6:00
J'expedie mon petit dejeuner, et on me presente mon porteur. Ce ne
sera finalement pas James, qu'on m'avait recommande hier au soir,
mais Isaac, un jeune de 26 ans. Encore le genre de type qui part
pour 5 jours a 4000 metres avec une paire de reebok pourries,
un sac de mais pile et un parapluie. Ces autochtones m'enervent.
Ce qu'ils n'ont pas en technologie, ils l'ont en "force de la nature",
peut-etre un genre particulier de force de caractere.

Aux portes du parc, je paye nos tickets d'entree, puis nous nous
engageons dans la foret equatoriale. Le chemin est net, car la route
en terre battue poursuit jusqu'a la station meteorologique
("Met'Station"), notre premiere etape. Pragmatique, Isaac a
abandonne son chargement (la tente, le materiel de cuisine et
la bouffe) dans le pickup des "rangers" qui nous a croise peu
apres les portes. Il me propose de faire le trajet en voiture,
mais je refuse car je sais qu'une ascension trop rapide reduira
mon potentiel d'acclimatation a l'altitude. Nous finissons
donc a pieds les 14km de distance/900m de denivelle du parcours
forestier jusqu'a la Met'Station.

11:00
Met'Station - 0o10'13"S 37o12'49" 3068m

Nous avons avance a une bonne allure. Je n'ai pas senti les effets
de l'altitude alors que nous marchions, mais maintenant que nous
sommes poses, je sens de temps en temps de legers etourdissements.
Les symptomes du mal des montagnes, dus au la reduction de la
pression atmospherique et au manque d'oxygene, peuvent etre tres
divers: maux de tete, lethargie, etourdissements, insomnie, nausees
ou perte d'appetit. Ils peuvent aller jusqu'a la perte du souffle,
la perte de la coordination et de l'equilibre, un etat de confusion
general, des comportements irrationnels, des vomissements et, au pire,
le coma. Ca ne rigole pas. Pour eviter ces symptomes, il est
recommande de monter lentement, de boire beaucoup et de passer
la nuit un peu plus bas que le plus haute altitude atteinte dans
la journee.
    Apres le dejeuner, je pars donc faire un tour dans la foret,
avec ma bouteille d'eau, le long du chemin que nous emprunterons
pour monter le lendemain matin. Mais le nuage de midi s'est maintenant
installe, et un orage se declare apres 350 metres d'ascension.
Il n'est pas directement au dessus de moi, mais je prends quand meme
un peu la sauce. En attendant que ca passe, je stationne sous
le vieux tronc penche et moussu d'un gros arbre complique. La foret
est constituee de bambous entremeles a d'autres arbres singuliers,
que je n'avais jamais vus auparavant. La vegetation s'entremele ici
dans des symbioses mysterieuses.
    Plonge dans le calme de cette nature luxuriante, avec le bruit
de l'eau sur les feuilles et les odeurs de terre qui montent, je
respire un grand coup. Le calme est total.
    En route, nous avions croise des gnus, des antilopes et une
multitude de passereaux de couleurs diverses. Le soir, une troupe
d'une vingtaine de babouins envahira les abords des trois baraques en
bois de la Met'Station, et s'approchera tres pres de nous pour
chaparder les restes de nourriture abandonnes par les porteurs
pres de la fontaine. La nature d'ici donne une impression de totale
indifference a l'existence de l'homme.


Mardi 28/5/2002
5:30
Il faut se lever tot pour atteindre Mackinder's Camp, a 4200 metres
d'altitude, avant la montee du nuage. Il fait au moins -50oC dans
ma tente. Apres verification, il fait en fait 10oC, mais avec
l'humidite ca caille sec (si je puis me permettre ce jeu de mots
hasardeux). Note mentale: la nuit prochaine, il faudra que je pense
a dormir avec mes affaires du lendemain dans le sac de couchage,
car enfiler des chaussettes, un pull et un pantalon delicatement
chambres par la fraicheur polaire de l'aube n'est pas franchement
une partie de plaisir.

Pas de signes du mal des montagnes ce matin: ca s'annonce plutot bien.

Aux alentours de 3300 metres, la foret equatoriale laisse la place
a une foret de bruyeres geantes. Le chemin est cette fois-ci plus
sauvage: nous montons a travers le lit de ce qui doit etre une riviere
pendant la saison des pluies. Aux alentours de 3600 metres, les
bruyeres laissent la place a un genre de savane marecageuse parsemee
de gros "lobelias telekii" (ca a la forme d'une grosse fleur de lotus,
mais en vert et de la taille d'un chou) et de "lobelias deckenii"
(un genre de truc bizarre de forme oblongue). Il y a aussi quelques
"kniphofia thomsonii", j'en passe et des meilleures. C'est le revers
de ma carte du Mont Kenya qui me renseigne sur les merveilleux noms
de toutes ces plantes, qu'on dirait tout droit sorties du laboratoire
d'un savant fou. Pourtant, ce n'est rien que du naturel !

13:00
Mackinder's Camp - 0o10'3"S 37o17'36"E 4201m

Aujourd'hui encore, nous avons bien avance. J'ai failli perdre mon
porteur dans la savane des montagnes, mais le reste s'est bien passe,
autant que faire se peut pour 7 heures de marche le long de
1250 metres de denivelle. J'ai la tete un peu lourde en arrivant,
mais a part ca mon corps semble accepter plutot bien l'altitude.
    Mackinder's Camp consiste en une belle baraque en pierres pouvant
abriter 125 personnes (en tassant bien). A cet endroit, la vegetation
consiste en une herbe rase ou s'ebattent les "rats des montagnes",
un genre de petites marmottes. L'herbe est parsemee de
nombreux "senecios johnstonii" (genre la meme forme que les lobelias
telekii, mais montes sur le sommet d'un tronc qui peut atteindre
jusqu'a 10 metres de haut; le jardinier fou s'est encore bien amuse
sur ce coup la). Le camp est domine par les redoutables sommets
enneiges du Mont Kenya: le Batiaan (5190m), le Nelion, le Pigott,
le Point John et, derriere eux, le Point Lenana, le seul sommet
accessible sans equipement de glacier ou d'escalade (4985 metres,
tout de meme).

Et c'est la que je suis emmerde. Le porteur n'est pas cense etre paye
pour accompagner le client au sommet: c'est en principe le role du
guide. J'esperais pouvoir me joindre a d'autres randonneurs, mais nous
sommes encore en saison creuse et Mackinder's Camp est presque
desert (a l'exception du gardien, de quelques ouvriers et d'une
poignee de marmottes). Isaac a tres bien compris la situation.
Les porteurs et les guides ont en fait des roles interchangeables:
il n'y a que le tarif qui change. Pour 600 shillings de plus,
il m'emmenera au sommet. Je marchande un peu pour le principe, mais
finalement j'accepte son prix sans trop d'hesitation. Mais comment
va-t-il faire, avec seulement une paire de baskets et un parapluie ?
Eh bien en fait, il va louer l'equipement au poste de rangers proche
du Mackinder's Camp. C'est grace a ce genre de tour de passe-passe
que la plupart des guides et porteurs peuvent partir sans equipement
serieux: une grande partie du materiel est stocke ou leur est prete
sur place (couvertures, sacs de couchage, troc de nourriture etc.)

Le soir, nous nous mettons d'accord sur un itineraire qui, apres
l'ascension du Pt Lenana, nous emmenera autour des autres pics
avant de rejoindre le camp. J'ai eu toute l'apres-midi pour constater
le caractere invraisemblablement escarpe du chemin menant au sommet.
C'est un peu l'angoisse. Meme en Suisse, je ne suis jamais monte
aussi haut. Et si je n'arrive pas a couvrir ce dernier troncon,
ca sera comme si je n'avais rien fait.


Mercredi 29/5/2002
1:30
L'idee est de partir vers 2:30 du matin, pour voir le lever du soleil
depuis le sommet. Cette fois-ci, il fait -10000oC dans la tente (en
fait, juste 5oC). C'est la que je suis hyper-content d'avoir emmene
un collant suedois en fibres super-caloriques pour visiter l'Afrique.

On expedie le petit dej', et c'est parti. Nous avons de la chance
avec la lune: elle est encore assez pleine, se couchera apres le
lever du soleil, et eclairera donc la totalite de notre chemin
nocturne. Apres une portion pas trop escarpee, nous attaquons la cote
redoutable menant a "Austrian Hut". L'ascension se fait un pas apres
l'autre, au ralenti. Le paysage est bleu-gris, sombre, froid, battu
par un vent glacial. Notre demarche ressemble a celle d'une paire
de cosmonautes sur une planete glacee.
    Au bout d'un moment, je m'apercois qu'un mouvement regulier du
bassin peut faire avancer mes jambes sans trop d'effort, alors que
toute acceleration ou tout effort direct sur les muscles des cuisses
ou des mollets provoque une acceleration instantanee de mon rythme
cardiaque et respiratoire (deja relativement eleve a cette altitude).
Je tache de rester concentre sur ce pas. Mais ce n'est pas si simple:
parfois, le sol de gravier se derobe sous mes pieds; parfois, c'est
une rafale de vent glacee qui me desequilibre (ramasser une paire de
bambous au debut du trek s'avere avoir ete une excellente idee).
    L'altitude et la topographie du terrain ne sont pas nos uniques
ennemis: l'un des plus redoutables est le froid, qui peut deregler
le corps humain jusqu'a la mortelle hypothermie. Pour ma part,
je suis relativement bien couvert: un sous-pull en coton, un pull fin
en laine, un sweat-shirt en coton, un pull en laine epais, ma veste
polaire et ma "veste technique" en gore-tex ceramique mega plus-plus.
Mais: cherchez l'erreur. L'erreur, c'est le sweat-shirt en coton.
Il retient l'humidite comme une eponge, alors que la laine la laisse
passer. En arrivant a Austrian Hut, je suis congele dans ma propre
sueur.
    Austrian Hut (0o9'35"S 37o18'52"E 4813m) est une simple cabane
en bois, actuellement en phase de re-construction. Quelques ouvriers
y sejournent. C'est dans leur antre sans chauffage, a 4:30 du matin,
a la lueur d'une lampe a petrole et au son de la radio de l'un des
ouvriers, que nous faisons une pause d'une petite heure. En effet,
nous sommes montes plus vite que prevu, et attendre pendant une heure
le lever du soleil au sommet nous transformerait en cubes de glace.
Je profite de la pause pour passer un T-shirt sec et eliminer ce
satane sweat-shirt mouille. Sur le moment, ca ne me rechauffe pas
des masses, mais le reste de la montee se passera finalement dans
un confort thermique relatif: tout ira bien a part mes doigts, car
je n'ai emporte qu'une paire de mitaines en laine, au lieu d'une paire
de mouffles en gore-tex, pour visiter l'Afrique.

Encore une heure de progression penible, cette fois-ci dans des
rochers meles de neige glacee. Enfin, apres un nombre incalculable
de pas et un nombre dix fois superieur de battements de coeur:
le sommet !

Ca y est. Je suis debout sur la pierre qui marque le plus haut point
du Pt Lenana. Le soleil vient juste de surmonter l'horizon (nous
avons pris un peu de retard dans la montee finale). La joie monte
de l'interieur, comme un torrent qui me submerge. Il n'y a plus
de douleur, plus de fatigue, plus de corps, juste un sentiment enorme.

          "YAHAAAAAAAAAHAHAHAHAAAAAAAAAA !"

Putain, je l'ai fait. Je suis debout a 4985 metres d'altitude, sur
le Point Lenana, Mont Kenya, en Afrique de l'Est. J'en ai les larmes
aux yeux.

Je passe au moins 3/4 d'heure sur ce caillou (0o9'19"S 37o19'4"E
4990m), a photographier dans tous les sens. Je suis tellement bien
que je ne voudrais presque plus partir. Isaac se caille dans un coin
en attendant que j'aie fini mon cirque. Lui, ca le fait rigoler: c'est
son job, il a deja ete ici plusieurs fois. Ce n'est pas que ca soit
specialement plus facile pour lui (il a souffert autant que moi),
c'est juste que ce n'est pas sa premiere fois, alors que moi si.

Apres un moment de relaxation sur le pic maintenant bien ensoleille,
nous entamons la descente dans la direction du "Summit Circuit",
le chemin qui fait le tour des autres sommets. Encore sous le coup de
l'emotion, je me dis que si les mecs font de l'alpinisme, ce doit
etre parce qu'ils ne sont pas equipes pour accoucher: la joie
d'atteindre un sommet apres en avoir bien bave est peut-etre
similaire a celle procuree par l'apparition complete du bebe apres
le long travail de la parturiente. Ce dont je ne me doutais pas
au moment ou je me suis fait cette reflection, c'est qu'il nous
restait encore 6 heures d'effort a fournir avant de rejoindre
Mackinder's Camp.


8:30 - Kami Hut - 0o9'4"S 37o19'8"E 4799m
Descente vaguement casse-gueule dans les cailloux, superbes vues
sur les vallees des alentours. On croirait marcher dans le ciel.
Le bivouac de Kami Hut est situe au bord d'un charmant etang
de montagne ("tarn" en anglais), borde de lobelias. Nous continuons
en direction de la bifurcation vers Shipton's Camp (0o8'38"S
37o18'38"E 4459m), puis attaquons une nouvelle montee, vers
Hausberg's Col.

10:00 - Hausberg's Col - 0o8'37"S 37o18'24"E 4602m
De nouveau une montee tres lente, extremement raide et exthenuante,
cette fois-ci en plein soleil. L'arrivee au sommet du col revele
de nouveaux paysages majestueux, mais aussi une nouvelle vallee
a franchir, barree par un col supplementaire. Grmbl.

10:30 - Oblong Tarn - 0o8'41"S 37o18'4"E 4390m
Isaac et moi somme affales au milieu des lobelias, entre Oblong Tarn
et Hausberg Tarn. La descente a acheve le travail d'usure de
la montee. Isaac a mal a l'estomac, et montre de grands signes de
fatigue. Il a sous-estime l'effort necessaire pour parcourir
le "Summit Tour" a la suite d'une ascension du Pt Lenana (c'est
plus facile dans l'autre sens). Nous regardons fixement la montee
a venir, vers le Western Terminal. Interieurement, je pense quelque
chose comme: %$#$&^*$(#%$&@#$. Mais bon, maintenant qu'on y est,
il faut continuer.

11:30 - Western Terminal - 0o8'57"S 37o17'49"E 4471m
Pause au sommet du col. A partir de la, le chemin devrait en principe
serpenter le long de la ligne d'altitude 4500m sans trop remonter
ou redescendre. C'est en effet un chemin rocheux a flanc de coteaux,
avec vue sur le vide de la vallee, qui nous emmene a Two Tarn Hut.

12:20 - Two Tarn Hut - 0o9'22"S 37o17'55"E 4515m
C'est ici que commence la descente. Il etait temps.

13:00 - Mackinder's Camp - 0o10'3"S 37o17'36"E 4201m
Ouaaaaaaah, enfin, retour a la case depart, apres 10 heures de marche
a des altitudes oscillant entre 4400 et 4900 metres, dans un froid
mordant puis en plein soleil. Isaac s'ecroule sur la pelouse
du Mackinder's Camp, et ne se reveillera de sa sieste que 5 heures
plus tard. Pour ma part, je continue a fonctionner au ralenti pendant
un long moment, alors que j'enfile des fringues seches, que je fais
un peu d'ordre et que je me prepare un the.

18:30
Je me couche avec le soleil. Naze, la tete dans le sac, a moitie
frigorifie.

Jeudi 30/5/2002
1:30
Mes pulsations cardiaques resonnent tellement fort dans mon crane
qu'elles me reveillent. J'ai le souffle court et un vague debut
de fievre: je me sens comme un poisson hors de l'eau. Impression
d'angoisse. Je prends deux aspirines et je retourne me coucher.
Je ne sais pas si ce sont les effets de l'exposition au soleil
ou un debut de mal des montagnes.

7:00
Au reveil, ca va mieux. Mais je m'apercois que j'ai saigne du nez
pendant la nuit. Il est grand temps de redescendre. Le depart est fixe
a 9:00. Je remballe la tente et mes affaires en attendant Isaac,
qui a passe la nuit au Ranger's Post.

Au lieu de passer la nuit a la Met'Station, comme prevu initialement,
nous enquillons la descente jusqu'aux portes du parc d'une seule
traite, apres une simple pause dejeuner a la Met'Station. Sauter
un jour me permettra d'economiser 10 dollars de "park fee".
Au fur et a mesure du parcours, la pente s'adoucit, la vegetation
s'intensifie et la temperature augmente. Nous atteignons
le Mt Kenya Hostel apres "seulement" 5 heures de marche.
Au total, nous aurons parcouru 57 kilometres en un peu moins
de 27 heures, sur 4 jours. Rhaaaaa, j'ai besoin d'une douche.


Samedi 1/5/2002
Nairobi - 1o17'5"S 36o49'32" 1654m - 27oC, soleil

Me voici de retour a Nairobi, la cite du gospel, des klaxons et
des voleurs. De nouveau, il faut esquiver les matatus, les passants,
les trous et les flaques des trottoirs pourris. Meme le "Maximum
Miracle Center" [sic] de l'une des eglises evangeliques locales
ne peut rien pour cette ville. Je serai bloque ici jusqu'a au
moins lundi, en attendant l'ouverture du bureau des visas pour
la Tanzanie. Prochaine destination: Voi, une petite ville proche
du parc naturel de Tsavo. Objectif: trouver un moyen de contourner
encore une fois les tarifs trop eleves des safaris organises
(de l'ordre de 50$ par jour, ce qui est totalement incompatible
avec mon budget) pour reussir malgre tout a apercevoir quelques uns
des autres animaux sauvages du Kenya evoluer dans leur milieu naturel.


La suite au prochain numero.
                                        -*- S -*-

--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
  -- Jack Kerouac, "On the Road" --

Date: Wed, 12 Jun 2002 16:25:13 +0200
Subject: [Chroniques - 11] Wundanyi blues


Parfois, le voyage te met de grandes claques dans
la tronche.

Mardi 4/6/2002
Nairobi - 1o17'5"S 36o49'32"E 1645m - Soleil, 26oC

10:00
J'attends le bus de la compagnie Akamba, qui m'emmenera
a 300km de Nairobi. Marre de la ville, du bruit, des matches
de foot a la tele. Hier matin, j'ai enfin eu mon visa
pour la Tanzanie, et ca c'est une bonne chose. Mais j'ai
les nerfs, car hier soir je me suis fait entuber par
Atul le tailleur indien, qui m'a compte un prix exhorbitant
pour la fabrication de sangles de compression (de petites
sangles permettant de faire de la place dans le sac en
compressant les fringues trop volumineuses, par exemple
la fourrure polaire). J'ai ete trop lent pour verifier
la note, et des que j'en ai eu paye la moitie d'avance
sur l'insistance du type, j'etais fait. Les deux signes
qui ne trompent pas sont toujours les memes: trop de
precipitation, une demande de paiement d'avance. Sauf
qu'a certains moments, l'energie n'y est pas, et on baisse
la garde.

La cabine du bus vient d'etre lavee a grande eau. Puis elle
a ete surchauffee par le soleil. Il y reigne une chaleur
moite qui a fait sortir une myriade de cafards de tous les
recoins des sieges. Super. On se croirait dans Indiana Jones,
la scene du passage secret tapisse d'insectes.
    Le bus, un Scania modele ancien, demarre enfin, avec
3/4 d'heure de retard. Il s'extrait peniblement du traffic
urbain, puis s'elance sur la route reliant Nairobi a Mombasa
dans un vacarme enorme, entre le moteur qui rugit, le turbo
qui siffle et la carlingue qui brimballe. Les vibrations
du tout decrochent parfois un cafard du plafond.

Je regarde le ciel parseme de cumuli, et je repense avec
nostalgie a l'epoque ou je faisais du parapente. Chaque
cumulus indique la presence d'une ascendance thermique,
qui peut permettre au parapentiste de regagner de l'altitude.
Avec les "rues de nuages" qui apparaissent dans le ciel en
cette saison, le Kenya serait l'endroit ideal pour de longs
vols libres. Retourner reveusement cette pensee dans ma tete
me permet de m'echapper un moment du tumulte de la rude
equipee du bus Akamba.

16:00
Voi - Pas de releve GPS

Je slalome entre les rabatteurs de tous genres pour attrapper
un matatu pour Wundanyi. Meme pas le temps d'allumer le GPS.
Tout le monde veut de l'argent, d'une maniere ou d'une autre,
comme si le manque de moyens supprimait toute humanite,
effacait le reste de la vie.


Mercredi 5/6/2002
Wundanyi - 3o24'15"S 38o21'56"E 1548m - 25oC, soleil, cumuli

Ce village des "Taita Hills" ne presente finalement aucun
interet particulier. Il faut que je trouve un moyen de me
mettre la tete au vert, car la deprime me guette. Je decide
donc de partir a l'assaut du "Wesu Rock" qui surplombe
le village. Au bout de la route escarpee, en cherchant
le bon sentier vers le sommet, je rencontre le jeune
Richard Mwabili. Il me guide, gratuitement. Nous discutons
de choses et d'autres en contemplant le magnifique point
de vue: de la vegetation et du climat dans nos pays respectifs,
de nos occupations etc.
    Richard a 20 ans. Il est ne au milieu d'une famille
de 12 enfants. Son pere a 66 ans, et sa mere est morte l'annee
derniere d'un cancer. C'etait elle qui amenait le plus de
ressources a la famille, en allant vendre leurs legumes
a Mombasa. Richard a donc du renoncer a aller a
l'universite, qui est payante au meme titre que chaque
niveau d'ecole au Kenya. Mais il a un plan pour reprendre
les etudes. Il a plante des patates irlandaises, et espere
en vendre suffisamment pour acheter une vache. La vente
du lait sur 5 ans devrait pouvoir lui permettre, a terme,
de reprendre des etudes de medecine, son reve.
    En attendant, jour apres jour, il transporte l'eau a dos
d'homme depuis une riviere eloignee d'a peu pres 1 kilometre
pour arroser ses patates. Les autorites locales ne le laisseront
pas creuser un puit, sous pretexte que cela modifierait
l'equilibre hydrologique des collines et priverait les habitants
des contrebas d'une partie de l'eau qu'ils recoivent naturellement.
Mais le vrai dessous de la question est en fait que l'installation
d'un systeme d'irrigation collectif est une promesse electorale
inusable, reconduite d'election en election et jamais tenue
pour pouvoir etre recyclee lors du scrutin suivant. Par ailleurs,
Richard commence a avoir peur, car une maladie fongique a commence
a attaquer ses plants de patates. Personne ne lui fera cadeau
d'un peu de fongicide: le ministere de l'agriculture aide
les planteurs de cafe (l'une des sources de revenus les plus
fortes du Kenya), mais neglige la petite agriculture vivriere,
en la considerant comme une sorte de concurrence aux "cash crops".

Beaucoup de kenyans se plaignent de la corruption de leur systeme
politique. Beaucoup esperent que les elections de decembre
changeront quelque chose. Que peuvent-ils faire d'autre, alors
qu'un petit nombre de nantis reduit a neant l'effort du plus
grand nombre ? La revolution francaise a eu lieu a l'epoque
des fourches et des epees, pas a celle des fusils d'assaut
automatiques.

Richard m'invite a partager un ugali gris et rude, accompagne
de quelques feuilles de chou emincees, en compagnie de son pere,
dans leur baraque en terre au toit de tole ondulee. "Karibu !"
"Bienvenue !" en swahili. Puis il me raccompagne a Wundanyi.
Il est encore tot dans l'apres-midi. Je nous paye l'entree
a la salle video du village, un cinema improvise ou il fait
40oC. Nous regardons le match Allemagne/Irlande, assomes par
la chaleur. A la mi-temps, je nous offre une paire de sodas.
Le match se termine, ainsi qu'une apres-midi plutot sympa.
Apres quelques commentaires, nous echangeons nos adresses,
car il est temps de se quitter. Le silence se fait epais.
"Good luck." "Bonne chance." Je regagne ma chambre miteuse
du Wundanyi Lodge. Une minute plus tard, Richard frappe
a ma porte. "Dis, tu n'aurais pas un travail a me faire
faire pour 200 shillings, n'importe lequel, porter ton sac
ou quelque chose du genre ?"
    Je ne suis pas d'ici, Richard. Je n'ai pas de champ a te
faire retourner. Tu ne vas pas faire, demain, les 45 minutes
de marche qui separent Wundanyi de ta maison pour porter
mon sac sur les 50 metres qui separent Wundanyi Lodge du point
d'arret des matatus. Tu sais qu'on ne rase pas gratis, et
je sais que tu le sais, et que je ne peut pas te donner
200 shillings pour rien, meme si ce n'est pas grand chose
pour moi. On avait dit amitie gratuite des le depart, et
je ne veux pas t'inciter a devenir l'un de ces rabatteurs
qui quemandent de l'argent en echange de services factices.
Sorry, Richard.

Et sorry, reellement, je suis. D'un cote, je me laisse entuber
de 500 shillings par ce connard d'Atul, et de l'autre je ne
trouve rien a faire de significatif pour aider le sympathique
Richard. La malhonnetete est profitable et l'honnetete reste
sans effet. On pourrait discuter indefiniment sur ces 200 shillings
finaux: ne vaut-il pas mieux laisser le Kenya regler lui-meme
ses propres problemes ? Ou bien cette position n'est-elle qu'un
pretexte pour sceller mon propre egoisme ?

Le voyage te pose ce genre de questions. Il t'oblige parfois,
en un eclair, a avoir une reaction aussi juste que possible
au milieu d'une situation inextricable. Comme dans un combat
au sabre. Des fois, ca marche. Des fois, ca ne marche pas.
On aimerait que ca marche toujours, mais la route est encore
longue jusqu'a la pleine conscience, jusqu'a la pleine
satisfaction.

                                          -*- Sacha -*-

--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --

Date: Wed, 12 Jun 2002 16:26:36 +0200
Subject: [Chroniques - 12] Le miracle de Tsavo


Le destin est une chose bizarre.

Samedi 8/6/2002
Voi - 3o23'37"S 38o33'46"E 587m - 26oC, tres couvert

Cela fait maintenant pres de 3 jours que je suis a Voi,
mais j'ai l'impression d'avoir ete coince ici pendant
trois mois. Impossible de penetrer le parc naturel
de Tsavo, qui semble entoure d'une muraille de dollars
et de shillings. En dehors du droit d'entree de 23 dollars
pour 24 heures et du droit de camping de 8 dollars par nuit,
incompressibles et non negociables, les taxis locaux demandent
3000 shillings (a peu pres 40 dollars) pour un circuit
dans le parc, sans aucune garantie de voir quelque bete
sauvage que ce soit. Le seul moyen de faire baisser
le prix du transport serait de la partager avec d'autres
voyageurs. Mais les seuls blancs que j'aie apercus etaient
de passage au Tsavo Park Hotel, le plus cher de la ville,
dans le cadre de safaris organises.
    Pour 63 dollars, je peux vivre 6 jours de plus au Kenya.
A cause de ces histoires de thunes, mon voyage devient trop
statique et ca me porte sur le systeme. Je suis ecoeure par
ce traffic de nature, assome par de longues apres-midi de
desoeuvrement et de matches de football au Distarr Hotel.
Si la chance continue de ne pas etre au rendez-vous,
la seule solution envisageable pour eviter la neurasthenie
totale sera d'abandonner l'idee du safari pour rejoindre
la Tanzanie toute proche et embrayer sur l'ascension
du Kilimanjaro.

17:00
Alors meme que je viens de terminer la redaction des lignes
precedentes, je fais la rencontre d'une americaine qui travaille
pour une ONG a Nairobi. Elle vient d'arriver a Voi pour y passer
le week-end en compagnie d'un ami somalien. "OK, let's go,
tomorrow morning." Ouf: deja, le taxi descend a 1000 shillings
(a peu pres 14$). Mais ce n'est pas tout.

Le soir, nous nous rendons au "Railway Club", LA discotheque
du village, qui organise ce jour la une soi-disant election
de "Miss Voi 2002". Je n'ai pas encore eu l'occasion de voir
comment les kenyans font a fete, et si je suis reste aussi
longtemps a Voi, c'est uniquement dans la perspective de cette
soiree: j'ai besoin d'evacuer de la pression et de faire peter
mon energie.
    Mais bon, c'est le Kenya, fallait pas s'attendre a grand
chose de special. L'ambiance cheap, le dancefloor fait de poteaux
coiffes de tole ondulee, les mixes nazes du DJ et les lumieres
a 2 balles devront faire l'affaire. Vers 1:00, le defile des miss
commence: 4 filles de la region exhibent leur garderobe personnelle
dans les categories vetement de tous les jours, robe de soiree,
sportswear et finalement maillot de bain. C'est le fin fond
du cheap, mais ca rechauffe somme toute pas mal la demi-foule
qui a fini par remplir le "club". Apres le defile, la soiree
reprend de plus belle, et les gens osent enfin danser. C'est
alors que George Maina m'apostrophe.
    J'avais deja eu l'occasion de parler avec lui la veille,
alors que j'etais alle a la peche aux infos a l'entree du parc.
C'est lui qui s'occupe de la caisse. "Eeeeeeh, man, tu te souviens
de moi ? OK, je veux te faire un cadeau. Demain, je paye moi-meme
pour ton ticket d'entree. Parce que je t'aime bien et que tous
les hommes sont des freres. Non, non, tu ne me devras rien
en echange."

?!? Bon, d'accord. Je ne saurai jamais d'ou lui est venu cette
idee. Est-ce parce qu'il est bourre ? Est-ce un appat pour me
glisser une proposition malhonnete (me fourguer une carte
d'entree permanente, habituellement reservee aux residents,
pour 6000 shillings), comme il le fera le lendemain en fin
de journee ? Ou est-ce, comme le defend l'americaine, un exemple
de l'authentique generosite africaine ? Toujours est-il
qu'il a tenu parole, et que j'ai finalement pu penetrer le parc
de Tsavo pour seulement 1000 shillings.


Dimanche 9/6/2002

6:00
Je n'ai pas dormi cette nuit: nous sommes rentres de la "Miss Voi
Party" a 4:30, et le rendez-vous avec le chauffeur etant fixe a
6:00, pour 1:30 de sommeil ca ne valait pas le coup. L'americaine
et le somalien ont laisse tomber, mais ils ont tenu a respecter
leur engagement, et m'ont gratifie de 2000 shillings, que je n'ai
pas refuses. Je me suis donc retrouve seul passager a bord de
la Toyota Corolla de N'Gugi le taxi-man.
    Je ne sais pas si c'est la fatigue ou le fait qu'il parle
comme le "swedish chef" du Muppet Show, version swahili, mais
je ne comprend rien a ce qu'il dit.
  "- Thoza animolza, ni-ni, sometaimza you see dem-a,
    sometaimza, ni-ni, nobody knowza were dey are-a haiding."
Enfin bref, "yes, yes", pas grave, on y va.

Les lumieres de l'aube ouvrent le festival en eclairant un couple
de gracieux dik-diks (sorte de minuscules antilopes) venus brouter
les feuilles mortes aux alentours des portes du parc. Puis ce sont
les elephants, teigneux, couverts de terre rouge comme s'ils
etaient sur le sentier de la guerre, qui prennent la position
de charge si notre voiture les frole de trop pres. ("Thoza
elephantz, dey are-a bad anomolz, ni-ni, I donta like-a dem.")
Puis plus rien pendant un moment, alors que nous parcourons les
routes de terre battue. "Thiza side-a iza no good-a one, letsa
go to the, ni-ni, to the other road."
    Apres un nouveau passage devant les portes, nous nous
engageons sur la piste qui mene au Voi Safari Lodge. Au loin,
un troupeau de phacocheres. Puis des antilopes et des zebres,
a peine deranges par notre passage. Une autruche noire, qui
semble danser en rond. Deux giraffes qui s'eloignent tranquillement,
et dont on n'apercoit que la tete et le long cou au loin,
depassant des arbres. Puis nous faisons halte au Voi Safari Lodge,
un hotel de luxe en pleine brousse, pour profiter de l'abri
d'observation qu'ils ont amenage au bord d'un point d'eau
artificiel. Seuls une bande de babouins et quelques hyrax ont
investi le point d'eau. Les gnus sont deja partis, et l'on
apercoit leur troupeau qui s'eloigne en direction de la foret.
    Nous reprenons finalement la piste en direction de portes.
Il est 9:30, heure a laquelle la plupart des animaux retournent
se cacher. Par ailleurs, berce par la chaleur et les cahots du
vehicule, j'ai de plus en plus de mal a resister aux assauts
du sommeil. Nous en auront vu assez pour la matinee: le seul
qui soit reste invisible est sa majeste le "Simba", le lion.

16:00
Nouveau rendez-vous avec N'Gugi, apres une bonne sieste. "Thiza
tima we have-a to spot tha, ni-ni, tha simba. You cannota go
home-a if you havente seen da, ni-ni, da simba."
    Nouvelles errances dans la zone du Voi Safari Lodge. Quelques
gazelles, le long de la route. Puis, au loin, un groupement
de bus touristiques au pied d'un rocher. "Ah, dere must-a bee
someting-a, ni-ni, there-a." Et, effectivement, sur le rocher,
deux lions prennent la pose. Les lions de Tsavo sont d'une couleur
gris-fauve, et sont depourvus de criniere. On dirait deux gros chats
a tete ronde, qui se chauffent au soleil en scrutant l'horizon
pour reprer leurs proies. Ils nous gratifient de quelques
rugissements, qui remettent les choses a leur place.
    OK, on a vu le lion. Apres un long moment d'observation, nous
retournons au poste du Voi Safari Lodge. Cette fois-ci, ce sont
des elephants qui occupent le point d'eau. Nous les observons
d'assez pres. Quelques photos, puis retour aux portes, apres
avoir roule au milieu d'un troupeau de gnus.

A la fin de cette journee, mon sentiment est mitige. L'emerveillement
de cotoyer "pour de vrai" toute cette diversite de vie sauvage
est contrebalance par des sources de frustration multiples:
la brievete du contact, le fait d'etre enferme dans une voiture,
l'absence de commentaires ou d'explications par une personne
qualifiee, et la conscience aigue du fait d'etre contenu dans
une reserve, cloturee, limitee, exploitee. L'experience depasse
a peine l'effet carte postale, le zoo ou le documentaire televise.
Il m'aurait probablement fallu plus de temps (synonyme de plus de
moyens dans les circonstances locales), ou bien une approche
differente (par exemple participer a un projet de conservation
encadre par des zoologistes) pour ressentir reellement un genre
de communion avec les animaux. Je me sens en tout cas tres loin
de l'experience d'immersion dans la vie que je recherche a travers
le voyage.


Lundi 10/6/2002

J'ai termine ma mission a Voi, celle de penetrer le parc de Tsavo.
Le matatu qui m'emmenera a Taveta, pres de la frontiere tanzanienne,
met 3 heures a se remplir (ils ne partent que quand tous les sieges
sont occupes; pour les voyageurs ramasses en route, on tasse).
Le trajet dure ensuite 3 heures supplementaires, sur une route
chaotique. Il fait chaud, j'ai le soleil dans la poire, nous
sommes compresses encore plus que des sardines en boite. Parfois,
je sens une vague de decouragement m'envahir. Pourquoi est-ce que
je fais tout ca ? Par orgueil ?
    A la fin de la journee, le Kilimanjaro apparait au loin.
Immense, majestueux, beaucoup plus impressionnant que le Mont
Kenya. Je sais qu'une fois la bas, il faudra encore se battre
pour les prix d'entree: 25$ par jour de droit d'acces au parc,
50$ par nuit de droit de cabane ou de camping, 20$ par montee
de taxe de sauvetage, tout cela obligatoire, non negociable,
et ne tenant pas compte du prix du guide et du porteur, eux
aussi obligatoires. Je sais aussi qu'il va falloir rester
sur place sans rien faire de special pendant un long moment
pour pouvoir apprivoiser un guide et obtenir un tarif decent.
Les humains ont le chic pour ternir les plus beaux reves,
avec leur manie du commerce.

Mais cela sera, je l'espere, la derniere etape "statique"
de la partie africaine de mon voyage. Je laisserai probablement
tomber le cratere de Ngorongoro, qui poserait encore une fois
les memes problemes, pour filer directement sur Zanzibar,
puis le lac Tanganyka via Dar-Es-Salaam.

                                      -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --

____________________________________________________________________________
Lonely Planet's ekno - more than a phonecard
Get ekno before you go!
http://www.ekno.lonelyplanet.com

----- End forwarded message -----

Date: Sun, 30 Jun 2002 17:16:21 +0200
Subject: [Chroniques - 13] L'amitie en Tanzanie


Salut a tous;

Je suis actuellement a Zanzibar, en Tanzanie, et j'ai pris
beaucoup de retard dans les chroniques a cause du manque
d'acces internet pour des prix corrects. Preparez-vos
lunettes, car je vais tacher de rattrapper ce retard dans
les quelques jours qui viennent.



Mardi 11/6/2002
Marangu - 3o17'46"S 37o31'26"E 1335m - 24oC, couvert

Hier soir, je me suis installe a l'Hotel Marangu, au pied
du Kilimanjaro. C'est ma premiere etape en Tanzanie. Un voyageur
canadien tres sympathique m'a revendu sa petite tente igloo pour
35 dollars a Nairobi: c'est donc aussi mon premier jour de camping,
le seul moyen possible de se loger pour un prix raisonnable
dans cette region ou la montagne draine un nombre considerable
de touristes forcement blancs donc forcement fortunes.
De nouveau, il va falloir que je fasse mon trou. Le but est cette
fois-ci d'organiser mon ascension du Kilimanjaro.


Mercredi 12/6/2002 - 23oC, pluvieux le matin, couvert l'apres-midi

18:00
Alors que je cherche a diner au village de Marangu, au soir de mon
deuxieme jour d'anonymat, de chasse croise et de fausses rencontres
avec les rabatteurs, je tombe sur Albert le peintre d'enseignes
et sur le Docteur Urio de l'hopital de Marangu. Ils discutent
de choses et d'autres autour de quelques bieres accompagnees
de bananes grillees et d'un peu de viande rotie, et m'invitent
a leur table. C'est un peu Laurel & Hardy version Afrique noire:
Albert, plutot petit et maigrichon, appuie son discours par force
mimiques et gesticulations (il est un peu bourre); le Dr. Urio,
plutot corpulent, renforce son argumentaire par des exemples poses,
aussi images qu'esoteriques (il est bourre aussi). Ils m'expliquent
les principes de l'hospitalite tanzanienne:
"- Si j'invite quelqu'un a partager la nourriture de mon assiette,
des lors qu'il en a saisi un morceau, il devient mon ami, la meme
personne que moi. Si je le frappe, je me frappe moi-meme; si
quelqu'un le frappe, c'est moi qu'il frappe; s'il a un probleme,
c'est mon probleme.
- Certes mais, si je puis me permettre, il faut quand meme chercher
a savoir a qui on a affaire. Quand on nage dans la riviere, il faut
d'abord savoir de quel cote est la cascade."
Ils m'offrent de me guider le lendemain pour une ballade vers
les cascades de Ndolo. Je ne sais pas trop si c'est du lard
ou du cochon, car la plupart des locaux demandent 50 dollars
pour jouer ce role de guide. Enfin bref, on verra bien.


Jeudi 13/6/2002 - 25oC, couvert

Le matin, le Dr. Urio me fait visiter les quelques divisions
de l'hopital de Marangu, tres simples mais equipees de l'essentiel.
L'hopital appartient a une eglise lutherienne, et tous les soins
sont payants. Les gens n'ont pas d'assurance maladie: ils se
debrouillent avec leurs economies en cas de probleme. L'equipement
de l'hopital provient majoritairement de dons d'ONG ou d'autres
organisations etrangeres. D'ailleurs, si je connais quelqu'un
qui peut aider, par exemple en donnant des medicaments, il sera
le bienvenu. OK, OK, j'ai bien recu le message.

Apres la visite, nous passons chercher Albert au village, avant
de partir a pied vers les cascades. La compagnie singuliere
mais agreable des deux comperes, qui succede a deux jours de lutte
contre les rabatteurs, me fait sentir que la solitude me pese
certainement plus que je ne veux bien l'admettre. La matinee
est donc sympathique, meme si je reste interieurement sur mes
gardes.

Les cascades, d'importance moyenne, sont situees dans un coin
de jungle luxuriante et idyllique. Les papillons y pullulent,
et deux touracos a gros bec orange s'envolent a notre arrivee.
Je reste assis un long moment sur un rocher lisse, au milieu
de la riviere, a contempler les motifs ephemeres crees par
la desintegration du courant. Par le regard, j'essaye de capter
un peu de l'energie des puissantes volutes de la cataracte.
Je repense a ces rites japonais, lors desquels des moines
ou des samourais restent de longs moments debouts sous
les cascades pour fortifier leur corps et leur esprit.
A quoi peuvent bien penser Albert ou le Dr. Urio, alors
qu'eux-memes contemplent ce paysage ?

Au retour, nous nous offrons un bon nyama-choma au Lucerne Inn,
un resto artisanal dans un baraque en bois bordant le terrain
du marche. Je paye la viande, ils payent les boissons:
le rapport est equilibre, l'amitie peut s'installer.
Albert me promet d'interceder en ma faveur aupres
de l'un de ses amis, qui organise des ascensions du Kili,
pour m'obtenir un prix d'ami. Nous nous quittons en debut
d'apres-midi, non sans qu'Albert m'aie arrache un rendez-vous
pour le lendemain, et je retourne vaquer a mes occupations
de voyageur: profiter du marche hebdomadaire pour trouver
des fruits (ca fait trois jours que je ne tourne qu'aux feculents),
racommoder mes savates, faire de l'odre dans ma tente etc.


Vendredi 14/6/2002 - 23oC, pluvieux

Dans la matinee, alors que je remonte de l'Hotel Marangu
vers le village pour rencontrer de nouveau Albert, un porteur
desoeuvre m'offre de m'accompagner. Il s'appelle Isaiah-John,
a a peu pres 20 ans, fait partie de la tribu locale des Chaggas,
parle fort et ne me regarde pas dans les yeux. Je n'ecoute pas
mon instinct, qui me dit que ce mec la va finir par me demander
de l'argent. Une fois au village, il me propose de m'emmener
voir les forgerons locaux, ainsi que la "grotte des Chaggas".
"- Free friendship ? [Amitie gratuite ?]
- Yes, yes, je n'ai rien d'autre a faire, je te guiderai
  gratuitement. Il y a juste une participation de 1000 shillings
  pour les forgerons, et une entree de 2000 shillings pour
  la grotte, qui ne dependent pas de moi."
OK, let's go, on verra bien.

Les forgerons utilisent de vieux tuyaux en acier pour fabriquer
des lances et des epees masai, qui seront ensuite vendues
aux touristes dans les "curio shops" locaux. Ils fabriquent
aussi des outils et des ferrures de portes pour les gens
du coin. Jour apres jour, ils se battent contre le metal,
assis par terre dans la poussiere de charbon. Ils fonctionnent
par couple: un souffleur, qui entretient la braise a l'aide de
soufflets tailles dans des chambres a air de camion, et
un forgeron proprement dit, qui martele le metal chauffe
au rouge sur une enclume taillee dans un bloc moteur, a l'aide
d'un marteau fabrique par ses predecesseurs. Cinq de ces couples
sont en action: deux pour les lances, un pour les epees,
un pour decouper les tuyaux et un pour fabriquer les outils
(marteaux, houes etc.). Le spectacle est archaique, sans age,
hors du temps. A l'aube du 21eme siecle, l'age du fer continue
de s'accomplir devant mes yeux.

Isaiah-John me propose d'acquerir quelques artefacts a bas prix.
Il est un peu trouble par mon manque d'interet manifeste pour
ces objets (tout le monde sait pourtant bien que les touristes
adorent depenser de l'argent pour acheter plein de souvenirs
bidon). Nous continuons donc vers la grotte des Chaggas.

Celle-ci ne presente en fait pas d'interet particulier. Il s'agit
d'un long tunnel creuse dans la terre, comme par un verre de terre
suffisamment gros pour qu'un homme puisse se tenir accroupi
dans son sillage. D'apres les commentaires d'Isaiah-John,
c'est un peu l'equivalent primitif de nos chateaux forts:
en cas de conflit, on y cachait le chef, dont la fonction
tres importante se devait d'etre preservee a tout prix.

Mais a bien y reflechir, n'importe qui aurait pu creuser
ce genre de trou dans son jardin. A l'entree,
la belle soeur d'Isaiah-John n'a effectivement pas oublie
de me taxer de 2000 shillings.

De retour au village, alors que la ballade est terminee,
Isaiah-John continue a me coller. C'est evidemment
la que ca va devenir difficile. Au Lucerne Inn, je nous paye deux
ugalis accompagnes de sauce pour le remercier de la visite.
"- Alors comme ca tu ne me donne pas de pourboire ?
- Non. On avait dit amitie gratuite."
Il devient mechant.
"- Oui, mais tu ne comprends pas, je dois acheter maintenant
de l'ugali pour nourrir ma famille, la vie est tres dure
en Tanzanie, je n'ai pas de travail, je suis tres pauvre etc.
En plus, tu n'as pas paye les 1000 shillings aux forgerons
(ils ne m'ont effectivement rien demande), qu'est-ce que je
vais leur dire maintenant etc."
Excede, je jette 3000 shillings sur la table:
"- Tiens, tu auras mon argent, mais pas mon amitie."
Dans l'apres-midi, Albert est catastrophe par le recit de cette
petite mesaventure.
"- Aie aie aie, ce n'est pas bon du tout ce genre d'attitude.
Ce n'est pas l'esprit veritable de la Tanzanie."

Dans la matinee, il a discute de mon ascension du Kili avec
Jasper "Kishari" Mtei, un jeune promoteur de safaris. Ce dernier
est "pret a me faire un prix d'ami", c'est a dire une montee
du Kili pour 3 jours a 380 dollars (dont 200 dollars de "park fees"
et "hut fees" incompressibles). Apres d'apres negociations, le prix
tombe a 340 dollars. Bon, OK, je finis par ceder pour des raisons
ethiques: payer 140 dollars pour louer un guide et deux porteurs
pour 3 jours (sans compter la marge de Jasper) me semble etre
un compromis raisonnable entre la limite de mes interets financiers
et celle de l'esclavagisme. Je choisis le lundi suivant comme date
de depart, pour me laisser un jour de preparation et un jour de
repos d'ici l'ascension.


Dimanche 16/6/2002 - 24oC, couvert

Je suis invite a dejeuner chez Albert. Sa femme nous a prepare
un ragout de bananes au poulet. Les bananiers, de meme que
les cafeiers, poussent a foison sur les pentes du Kili. Ils
constitutent les ressources agricoles vivrieres et financieres
principales de la region. Les bananes s'y consomment le plus
souvent vertes, comme legume. Frites ou grillees, elles ont
une consistance et un gout proches de ceux de la chataigne.
Bouillies et eventuellement reduites en puree, elles
ressemblent a de la pomme de terre.

Le ragout est consomme dans le salon de la modeste masure
d'Albert, une petite maison de briques blanchies a la chaux,
surmontees d'une charpente en bois et d'un toit de tole
ondulee. C'est le type de construction le plus courant en Tanzanie,
et l'un des plus chers. Les plus demunis vivent dans des maisons
en bois, ou n'ont pas de maison du tout.

L'apres-midi s'ecoule tranquillement, et nous parlons de
la Tanzanie, de ses difficultes financieres mais surtout
politiques: les politiciens parlent beaucoup, s'en mettent
plein les poches et agissent peu. Puis nous parlons de
la famille d'Albert. Il essaye de pousser ses enfants vers
le haut en leur donnant une bonne education, car la division
des terres a atteint ses limites et la seule issue est maintenant
de trouver un travail en ville. Mais c'est un investissement
pas toujours facile, vu que le systeme educatif est integralement
prive et payant (de meme que le systeme de sante). En cette
ere moderne, on ne peut plus compter que sur soi-meme, et parfois
sur sa famille ou sur ses amis.
"- Combien coute un telephone cellulaire en France ?
- Je ne sais pas. Ca depend de plein de choses. Pourquoi ?
- Parce que je n'ai aucune ligne telephonique, et a cause
  de cela je perd beaucoup d'opportunites pour mon travail
  de peintre."
OK, OK, j'ai bien recu le message.


Samedi 15/6/2002 - 23oC, couvert

Le soir, je demenage de l'Hotel Marangu pour emmenager dans l'une
des chambres d'hotes de l'"Amin's Cottage", appartenant a Jasper.
Ca fait partie du deal de la randonnee vers le Kili. Apres le diner,
nous sortons discuter dans le jardin. Jasper vit seul ici, avec
sa soeur (qui nous a prepare le diner): ca lui fait plaisir de voir
quelqu'un habiter ses chambres d'hote. Il a perdu ses parents
deux ans auparavant. Leurs tombes, tapissees de carrelage blanc,
sont dressees dans le jardin, en face de la maison, au milieu
des bananiers. A 27 ans, Jasper se bat pour faire vivre son propre
business touristique, sans appui de sa famille ou de qui que ce soit
d'autre. Il possede maintenant un "curio shop" (boutique de
souvenirs), plus un bureau de safaris, et a construit recemment
les trois chambres de l'"Amin's Cottage". Le nouveau batiment
jouxte sa maison, perdue dans un coin de nature du district de
Marangu. Un ensemble de douches et toilettes est en chantier,
pour pouvoir ouvrir un terrain de camping le plus vite possible.
La construction de nouvelles chambre est egalement en projet,
et sera realisee petit a petit, en fonction directe des rentrees
d'argent.
"- You know, Chacha, I think for the future.
  If I service you well, I'm sure that you
  will send me some more customers."
OK, OK, j'ai bien recu le message.

Avec sa voix de mafieux (genre Al Pacino dans "Scarface"), Jasper
me raconte la difficulte de se developper dans un pays ou les gens
dilapident les biens sans reflechir, et ou le gouvernement
t'enfonce plus qu'il ne t'aide. Il me raconte la jalousie
des autres face au succes d'un jeune type sans famille,
le fait de devoir se battre contre tant de gens qui te
tirent dans les pattes, le regret que ses parents n'aient
pas vu les premieres etapes de sa reussite.
"- You have no idea of how much the life it is difficult
  in Tanzania, Chacha. Europe, it is the paradise."
Les deux mois qu'il a passes a Berlin, invite par un ami,
lui ont laisse un souvenir inoubliable.


J'essaye de prendre du recul par rapport a tout cela.
Les tanzaniens vivent en fin de compte dans des conditions
de paix, d'alimentation et de logement relativement acceptables,
meme si dans la plupart des cas cela se resume au strict
necessaire. La nature qui les entoure est tres genereuse,
et leur pays est plein de ressources. Leurs problemes
sont precis: un manque de capitaux pour valoriser leurs
ressources, et un systeme politique absolument corrompu
et sans efficacite aucune. Il leur appartient de resoudre
ces problemes, qui ne proviennent en aucun cas d'une inaptitude
congenitale a l'effort, comme on se plait trop souvent a l'imaginer
en Europe. Le fond de la question est plutot leur tendance
culturelle a vivre au jour le jour, a manger les ressources au
fur et a mesure qu'ils les obtiennent, et a compter sur l'effet
tampon de la vie en communaute (tu m'aides un jour, je t'aide
le lendemain). Je suppose qu'on ne passe pas d'une societe faite
d'un assemblage de communautes de chasseurs-cueilleurs
a une ere industrielle sans passer par une transition culturelle.
C'est de ce point de vue, de par sa brutalite et son manque
de recul, que la colonisation a echoue. Plus, a mon sens,
que dans le fait d'avoir exploite les richesses de l'Afrique
au benefice des colonisateurs: la plupart des richesses sont
toujours intactes, et toujours inexploitees. Le manque de capitaux
n'est pas ici le probleme majeur: les plans d'aide financiaire
et technique sont innombrables. Il s'agit surtout d'un manque
de competence politique, fortement relie a ce probleme culturel
de vision a tres court terme.



Jeudi 20/6/2002 - 24oC, couvert.

Je suis revenu hier soir de ma randonnee sur le Kili.
(Une chronique separee suivra.) Je fete mon retour avec mes
potes de Marangu. Apres avoir congratule Mama Chapati, la grosse
epiciere qui m'avait prepare 15 chapatis (pains plats indiens)
pour le voyage, j'offre une tournee au Esther's Place, l'une des
terrasses miteuses du bled. On rigole bien. Le soir, je rejoins
l'Amin's Cottage pour un dernier diner et une derniere tchatche
avec Jasper. Demain, je prendrai le bus pour Tanga.


Vendredi 21/6/2002 - 20oC, couvert.

5:30
Petit dej' avec Jasper. Nous embarquons mes sacs pour aller
rejoindre le bus. Traitreusement, a la derniere minute, il me
demande 15 dollars. "Pour les factures". Puree, ils font
quand meme chier. Ils ne peuvent pas se retenir. Un peu sonne,
je lui donne les billets. Mais apres tant de discussions ouvertes
et de demonstrations de confiance, ils me restent en travers
de la gorge.
"- Tu sais, Jasper, tu aurais du me prevenir hier soir que je te
devrais 15 dollars de plus en fin de compte. Je ne comprends pas
cette conception africaine de l'amitie, qui est en fin de compte
tellement liee au business.
- L'amitie commence quand tu reviens une seconde fois."

Espece d'encule.

Enfin bref.



Prochaine chronique: l'ascension du Kili, puis direction
Tanga, Pemba et Zanzibar.

--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --

Date: Wed, 3 Jul 2002 15:38:50 +0200
Subject: [Chroniques - 14] Six kilometres vers le ciel


Il etait une fois les premiers europeens qui arriverent
au pied du Kilimanjaro. Ils pointerent leur index vers
la montagne, et demanderent aux chaggas quel etait son
nom. Les chaggas, croyant qu'ils s'etaient perdus et
cherchaient leur chemin, repondirent:
    "- Kyalema kyaro."
Ce qui signifie, dans leur langue tribale: impossible voyage.

Le quiproquo est reste, et la prononciation incorrecte
des europeens a donne son nom a la montagne. Plusieurs
dizaines d'annees plus tard, me voila moi aussi au pied
du Kilimanjaro, pret a tenter l'impossible voyage.


Lundi 17/6/2002
8:30 - Kilimajaro Park Gates - 3o14'17"S 37o30'56"E 1380m

Il pleut. Ca commence bien. Je signe le registre et lache mes
200 dollars de taxes. Puis nous nous mettons en route, moi,
mon guide et mes deux porteurs, a travers la "rain forest" (foret
pluviale), qui porte aujourd'hui particulierement bien son nom.
Le sentier de terre serpente a travers la vegetation dense
et moussue, tissee de lianes. Une brume intense renforce
l'impression de mystere qui emane de la foret.


11:30 - Mandara Hut - 3o10'54"S 37o30'49"E 2736m

Nous faisons une pause courte et humide a Mandara Hut, apres
avoir traverse une bonne portion de jungle. William, mon guide
sec et taciturne, m'indique par un grognement qu'il faut
se remettre en route.


14:45 - Horombo Hut - 3o8'20"S 37o26'21"E 3781m

Graduellement, la vegetation s'est eclaircie et s'est mise
a diminuer en taille avec l'altitude. La jungle a laisse
la place a une foret de bruyeres geantes, puis a des bruyeres
plus petites, entremelees de plantes diverses. Vers 3400 metres,
nous avons atteint la sortie du nuage: la pluie s'est arretee,
la brume s'est eclaircie, et le paysage est devenu une steppe
de petites bruyeres seches entremelees de senecons, de plantes
aromatiques et de petites fleurs diverses. Horombo Hut nous a
vus arriver sous un soleil de plomb, avec une mer de nuages
a nos pieds. Le campement, constitue d'un ensemble de huttes
alpines triangulaires "a la suisse" (donnees a la Tanzanie
par un club alpin scandinave), ressemble a une petite ville
ou s'affaire une foule bigarree de porteurs et de touristes.


Mardi 18/6/2002 - 8:30

Depart vers Kibo Hut. Alors que nous nous eloignons d'Horombo Hut,
le mont Kibo, le cratere principal de l'ancien volcan, fait
son apparition. Il est massif, terriblement present au milieu
de la plaine en faux plat qui le separe du deuxieme cratere,
le Mawenzi, plus petit et plus dichiquete.
    Une legende chagga raconte que Mawenzi laissait toujours
le feu de sa pipe s'eteindre. Il en redemandait donc sans cesse
a son frere Kibo. Excede, celui-ci finit un jour par le battre
si fort que Mawenzi est maintenant tout casse, et, plein de honte,
se cache la plupart du temps dans les nuages. Toute l'ambiguite
de l'Afrique se reflete dans la morale de cette histoire, qui
conseille de prendre soin de ses propres ressources plutot que
d'exploiter ses proches.

Vers 4000 metres, sur le "point selle" entre les deux sommets,
le paysage est devenu un desert martien parseme de collines rouges.
Le guide ralentit volontairement notre allure: nous sommes
entres en haute altitude, et progresser trop vite nous conduirait
immanquablement au mal des montagnes. Pourtant, la tentation
d'accelerer sur ce terrain facile est grande. Au moindre pas
un peu trop brusque, le manque d'oxygene, sournois et impalpable,
nous rappelle a l'ordre sans sommation, en augmentant drastiquement
notre rythme respiratoire et cardiaque. Un pas, puis un autre,
"pole pole", doucement-doucement en Swahili. Nous mettons 5 heures
pour atteindre Kibo Hut, situee seulement 1000 metres plus haut.


18:30 - Kibo Hut - 3o4'54"S 37o23'21"E 4709m

Apres une sieste reparatrice, je passe un long moment dans
la sombre cuisine attenant a la cabane: c'est le fief des guides
et des porteurs. Discretement, je m'impregne de l'atmosphere
joviale et claire-obscure de l'endroit, a l'image de ces visages
africains souriants, eclaires uniquement par la flamme
des rechauds a alcool. Apres avoir cuisine pour leurs clients,
les porteurs preparent pour eux-meme de grosses casseroles
d'ugali et de ragout au legumes, qui seront leur unique repas
de la journee. Nous parlons football; ils plaisantent en Swahili.


Mercredi 19/6/2002 - 00:00

Reveil nocturne, et petit dejeuner de nouilles minutes au poulet.
Comme pour le Mont Kenya, le but est de partir de nuit pour atteindre
le sommet au lever du soleil. Deja, un jeune touriste danois
a jete l'eponge: il est atteint de maux de tete et d'hypothermie.
Le touriste allemand qui partage mon dortoir a pour sa part
completement perdu l'appetit. En ce qui me concerne, je ne me sens
pas specialement mal, mais j'ai conscience de la necessite de rester
extremement humble en abordant ce genre d'altitude.

Nous attaquons la pente, "pole pole", dans une obscurite totale.
Les lampes torches des groupes qui nous precedent sont comme
de petites etoiles qui nous indiquent la direction de la montee.

5:00
L'enfer n'est pas un lieu plein de flammes et de chaudrons d'huile
brulante avec des petits diables qui dansent autour. L'enfer,
mon ami, est une pente glacee ou tu as le choix entre avancer
et mourrir de fatigue ou t'arreter et mourrir de froid.
Je suis frigorifie, possede par un froid absolu. D'habitude,
on percoit le froid comme quelque chose d'exterieur aux limites
de notre propre corps. Mais en cette heure la plus froide
de la nuit, juste une heure avant l'aube, au milieu du souffle
de ce vent glacial, le froid s'est mis a m'habiter, a penetrer
tous mes organes: il est devenu interieur. C'est une experience
effrayante, et je ne souhaite a personne de la vivre.
J'ai peur, car je ne sais pas quelles sont les limites de
l'hypothermie, ni comment en reconnaitre les premiers symptomes.
Le guide ne m'est d'aucun secours: il avance comme un ane,
sans se preoccuper de mes etats d'ame ou de mon etat physique.
Au cours de ces 4 heures 30 de marche desesperee, la question
a eu largement le temps de se former dans mon esprit:
ne serait-il pas plus sage de renoncer ? La vue des premieres
neiges eternelles, premier repere de cette ascension nocturne
intemporelle et infinie, m'apporte la reponse: nous devrions
etre maintenant a 100 metres de Gillman's Point, le bord
du cratere. Continuons. On verra bien.


5:45 - Gillman's Point - 3o4'29"S 37o22'5"E 5708m

La joie d'atteindre Gillman's Point cree un peu de chaleur
au centre de ma poitrine. Je prends de grandes respirations
pour que le travail de mes poumons entretienne ce feu
ephemere. Mais le reste de mon corps demeure glace.
"- Do you want to go to Uhuru Peak ?
- Je ne sais pas. Est-ce que je risque l'hypothermie ?
- Ecoute, on est des guides, on ne peut pas t'aider
  pour la temperature. On n'a pas pris d'eau chaude
  ni de vetements supplementaires. Si tu veux aller
  a Uhuru Peak, on te montre le chemin. Si tu veux
  redescendre, on te raccompagne. C'est ton choix."
Je reflechis rapidement. 40 minutes nous separent du lever
du soleil et de ses rayons salvateurs.
"- OK, on essaye. Si je ne me sens pas bien, on redescend.
- D'accord. C'est parti."

Pole pole, doucement doucement. Nous marchons au dessus
de 5700 metres. C'est exthenuant. Chaque pas est
une putain de victoire.


7:30 - Uhuru Peak - 3o4'35"S 37o21'14"E 5895m

Le toit de l'Afrique. La plus haute montagne isolee du monde.
L'un des plus hauts volcans inactifs du monde. Et je suis
debout sur son sommet.

Tellement fatigue, qu'il me faut un moment pour realiser que
ca y est, on est arrives. Je dois encore produire un effort
supplementaire pour m'ouvrir a la beaute du paysage, percevoir
l'image des glaciers lointains surplombant la plaine immense
du cratere tels de majestueuses cites d'albatre.
C'est beau, grand, pur, inimaginable.

Mais malgre l'arrivee du soleil, c'est toujours aussi inhospitalier.
Le guide se caille dans un coin, et il s'impatiente alors
que je mitraille dans tous les sens. D'habitude, les touristes
ne restent que cinq minutes pour prendre la photo, assomes par
l'altitude et par la perspective de la descente. William me pousse
a partir, car dans notre cas il faudra aussi refaire dans la meme
journee la totalite du chemin menant jusqu'aux portes du parc.

9:30
Retour a Kibo Hut. La reaction de tous les touristes est a peu pres
unanime: "On ne pensait pas que ca serait aussi dur." Pour certains,
la difficulte a meme eclipse le merveilleux de l'experience.
La lumiere du jour nous a effectivement revele l'impossible folie
de la pente que nous avons gravie pendant la nuit. Si on m'avait
dit que j'allais y arriver, je ne l'aurais jamais cru. Et pourtant...

Un dejeuner rapide (des nouilles, encore des nouilles) et j'arrache
a mon guide la permission de faire une heure et demie de sieste
avant de repartir.

12:00
Grmmbl, depart. En descente, marcher vite redevient possible.
Nous tenons une bonne allure, cap sur Horombo Hut. Le paysage
se rembobine: travelling arriere sur le Kibo.

15:00 - Horombo Hut
L'atmosphere se rechauffe. Je tiens encore la route.

16:30
La, ca commence serieusement a tirer. La perspective d'avoir
encore quelques 15 kilometres a couvrir, soit 3 heures de marche,
prend une teinte de plus en plus surrealiste.

17:30 - Mandara Hut
Je suis affale sur un banc, vide.
"- Plus que 2 heures et demie de marche", lache William.
J'ai envie de lui jeter des pierres. Mais que puis-je vraiment
faire ? Passer la nuit ici pour 75 dollars de plus ?
Allez, on continue.

19:30 - Park Gates
Mes pieds sont constelles d'ampoules. Mes jambes sont raides.
On est arrives.

17 heures 30 de marche, dont 10 en haute altitude, 7 heures 30
de descente a vive allure, et seulement 2 heures 30
de pause entre les deux. Physiquement, je crois que c'est
ce que j'ai fait de plus dur dans toute ma vie. D'habitude,
les touristes font la randonnee en 5 jours, parfois 6 pour
faciliter leur acclimatation a l'altitude. Pour economiser
mes dollars, je l'ai fait en 3 jours. Etais-ce un pur exploit,
ou une pure folie ? Toujours est-il que le resultat demeure:
j'ai traine mes bottes sur le point le plus haut de
l'Afrique entiere.


Prochain episode: Zanzibar et la cote tanzanienne.

                                          -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --


Date: Mon, 29 Jul 2002 14:43:36 +0200
Subject: [Chroniques - 15] Le Sultan a demenage: Zanzibar et la cote de la Tanzanie



Je suis actuellement a Lusaka, en Zambie. J'ai encore pris
beaucoup de retard dans les chroniques a cause de l'absence
d'acces Internet au Malawi. Je vais essayer de rattrapper ca.

--

Dans un petit coin de la carte Michelin numero 955,
"Afrique Centre et Sud", j'ai apercu ce nom magique:
Zanzibar. Aussitot, les souvenirs ont afflue: le pantin
du Pacha Ben-Gabou accroche dans ma chambre d'enfant,
les livres de contes illustres de la collection Grund,
et toutes ces histoires merveilleuses que ma mere me
racontait lors de mes mille et une nuits juveniles.
Ces nourritures spirituelles participent probablement
au fait qu'aujourd'hui, je realise ce voyage.
Comme un papillon attire par le scintillement de la caverne
d'Ali-Baba, j'ai inflechi ma route, de Marangu a Dar-Es-Salaam,
pour passer par Zanzibar. La realite allait-elle etre a
la hauteur du reve ?


Depuis Marangu, j'ai pris le bus jusqu'a Segera, le long
d'une route bordee d'un cote par les montagnes Usambara,
de l'autre par d'immenses plantations d'ananas. A Segera,
j'ai attrappe un nouveau minibus bonde (en Tanzanie, on
les appelle "dala-dala") pour rallier Tanga, sur la cote.
Le paysage a graduellement change, pour devenir plat,
sablonneux et plante de cocotiers.

A Tanga (21/6/02, 5o4'28"S 39o5'38"E 45m), j'ai erre quelques
heures a la recherche de la maison du "Mwalimu" [professeur] Kidagho,
le beau-frere du Dr.Urio. La population des rues du quartier
commercial, bordelique et delabre, s'est mise a refleter le melange
des influences africaines et arabes: djellabas blanches contre
pantalons en toile pour les hommes, "khangas" (tissus colores)
contre "bui-bui" (vetement noir couvrant tout le corps) pour
les femmes. Les mosquees sont egalement devenues plus nombreuses.
Mais la mer est demeuree absente: le littoral, gache par les
constructions industrielles, et le port, rempli de containers,
n'ont aucun charme. Ou vont s'amarrer les dhows (bateaux
traditionnels a greement triangulaire) qui parcourent encore
l'ocean indien ? Cela reste un mystere. Que sont devenus
les palais d'antant ? Ils ont disparu, remplaces par les immenses
proprietes construites plus recemment par les riches negociants
d'Oman dans le quartier de Ras-Kazone.

Grace a une lettre du Dr.Urio, la famille Kidagho m'a offert
l'hospitalite pendant 4 jours. Les histoires de guerriers noirs
equipes de lances et de boucliers en peu de rhinoceros sont
bien loin du sympathique professeur en costume trois pieces,
qui parseme ses phrases d'adverbes distingues pour avoir l'air
plus british.
"- Dr.Krstulovic, I presume ?" (J'ai un peu abuse de mon titre
pour me rendre sympathique.)
Le temps a passe entre visites de courtoisie pour me presenter
aux gens du quartier, football a la tele et bieres au bistrot
du coin. Les possibilites de loisir sont ici aussi plutot limitees.

Apres ces quelques jours de repos, j'ai embarque sur l'unique bateau
reliant Tanga a Pemba, une ile voisine de Zanzibar. L'armateur,
un arabe graisseux a qui turban a plume, djellaba brodee et
cimeterre ouvrage seraient alles mieux que son pantalon chic,
sa chemise rayee et son telephone cellulaire, a consenti
dedaigneusement a me faire un rabais sur le prix du billet;
puis il a continue a agiter ses bagues en or pour diriger
les pauvres negres chargeant le MV Barracuda. Un double tarif
est en effet applique pour la traversee: les locaux
payent 5000 shillings, et les touristes sont censes payer
30000 shillings (30 dollars !) pour exactement le meme service.
Les histoires de ble continuent. C'est ce que j'ai fini par appeler
le "mazungu factor" (mazungu = homme blanc). Grace a l'aide
du Mwalimu, je m'en suis finalement tire pour 15000 shillings.

La traversee a ete plutot agitee sur ce batiment en bois mal foutu:
elle a dure 6 heures au lieu des 4 prevues, pendant lesquelles
il m'a fallu lutter contre le mal de mer et les coups de soleil.
Mais nous avons finalement aborde sains et saufs au port
de Mkoani (5o21'13"S 39o38'45"E 51m). L'allure de Pemba est
celle de l'ile au tresor comme on pourrait l'imaginer: entouree
de recifs coralliens et de petites iles subalternes, plantee
d'une vegetation dense de bananiers et d'arbres tropicaux,
bordee de mangrove et de quelques rares plages de sable,
peuplee d'araignees de 10 centimetres de diametre et de geckos
chasseurs d'insectes. Il paraitrait que le tresor du Capitaine Kidd
est toujours enfoui quelque part sur Misali, une petite ile
au large de la ville de Chake-Chake. Mais se rendre la-bas passe
aujourd'hui obligatoirement par une excursion organisee a 25 dollars,
promue par quelque investisseur privilegie, alors que la plupart
de la population est saisie a la gorge par une chute des cours
du clou de giroffle orchestree par une poignee de politiciens
sans scrupules. La magie de la nature perdure, mais il est
aujourd'hui difficile de percevoir le merveilleux dans
le comportement des hommes.

Mais au fait, le merveilleux l'a-t-il un jour ete ? Les legendes
des Mille et Une Nuits font naturellement abstraction du fait
que les sultans de Zanzibar ont tire leur fortune des negoces
plutot douteux des esclaves et de l'ivoire. Le dilemme se pose
maintenant a moi: que dois-je vous raconter ? Dois-je adopter
le point de vue de mon professeur de philosophie, qui avait
un jour employe la metaphore suivante pour nous expliquer
l'inutilite de souligner les maladresses litteraires des grands
textes philosophiques:
"- Evitez de faire comme ces tabloids, qui gachent les portraits
des princes et des princesses en s'attachant a demontrer que
leurs chaussettes sentent le pied."
Ou bien dois-je coller a tous les faits, meme les moins reluisants,
pour que vous ayez une idee plus tangible de la Tanzanie ?
Ou est l'essentiel ?

L'essentiel est peut-etre dans l'intention, celle de raconter
comme celle de decouvrir. A Zanzibar (28/6/02,
6o9'41"S 39o11'21"E 1m), je suis donc parti a la decouverte
de la vieille ville de Stone-Town. Il n'y reste en fait rien
des splendeurs passees des cours du Sultan: les affreux esclavagistes
omanis sont rentres chez eux depuis bien longtemps avec armes,
baggages et richesses. Cela dit, l'atmosphere y demeure hypnotique.
Un labyrinthe de petites ruelles ombragees, bordees de portes en bois
sculpte (d'inspiration orientale), invite a la flanerie et
a la reverie. La ville est un peu comme ces femmes en bui-bui
qui disparaissent au coin des rues: on ne voit que leur visage,
souvent tres beau, alors que l'aspect du reste de leur corps
est livre a l'imagination. Toute l'ile participe en fait de la meme
ambiance, a la fois onirique et concrete. Instantanes:

Dans l'echoppe d'un sculpteur, je me suis arrete un long moment
pour le regarder tailler feuilles et fruit dans un fronton
de porte en acajou.

Au marche nocturne de la place Forodhani, je me suis gave
de racines de cassave, de poulpe grille, d'enormes pamplemousses
et de jus de canne a sucre.

Dans les anciens bains persans, aujourd'hui vides et delabres,
j'ai imagine Sheherazade se baignant dans la vapeur.

Dans les plantations d'epices, qui ont fait une partie
de la renommee de Zanzibar, j'ai decouvert sur pied ce qu'en Europe
nous avons dans des bocaux. (Et cela m'a reserve bien des surprises:
saviez-vous que le poivrier et la vanille sont des plantes grimpantes,
ou bien que la muscade est le noyau d'un fruit de la taille d'une
peche, mais dont la chair n'est pas consommable ?)

Depuis une plage de carte postale (sable blanc, cocotiers et mer
turquoise), j'ai pris mon premier bain dans l'Ocean Indien.

Au Festival du Film de Zanzibar (j'ai eu la chance d'arriver
juste a son debut), j'ai assiste a cinq soirees de projections
qui m'ont beaucoup appris sur les problemes et les espoirs de
l'Afrique, vus de l'interieur: SIDA, problemes d'identite
lies au racisme, conflits post-coloniaux, mais aussi portraits
de figures celebres telles Patrice Lumumba, Mohammed Ali,
Femi Kuti ou Boubacar Traore.


Six jours ont passe ainsi, dans une atmosphere de demi sommeil
parseme de decouvertes imprevues. Sentir ma notion du temps
s'estomper, et Stone Town tisser sa toile autour de mon voyage,
a fini par allumer une petite lampe rouge dans mon esprit.
Zanzibar m'offrait tout ce dont j'avais besoin, et j'aurais pu
des lors y rester indefiniment. Il etait donc temps pour moi
de continuer mon voyage, direction Dar Es Salaam.


La suite au prochain numero...

--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --


Date: Mon, 29 Jul 2002 15:20:59 +0200
Subject: [Chroniques - 15bis] Les Masais sont rigolos



Avant de quitter l'Afrique de l'Est, voici juste une petite
note a propos des Masais. Cette tribu particulierement
pittoresque habite la Grande Plaine du Rift, une enorme entaille
dans l'immense plateau que constitue l'Est de l'Afrique.


Les Masais sont plutot marrants. Au milieu des foules du Kenya
ou de la Tanzanie, on les reconnait aisement: ils ne sortent
jamais sans leur glaive et leur casse-tete, qu'ils portent
costume de ville (pantalon et chemise plutot chics) ou costume
traditionnel (couvertures colorees et amas de bijoux en perle).
Ces fiers guerriers-eleveurs sont a la fois craints et tournes
en derision. Craints pour leurs qualites guerrieres, qui
font qu'on les emploie comme gardiens pour les habitations privees
ou pour les commerces: leurs sens sont aiguises, ils sont tres
habiles au combat et ils ne reflechiront pas deux fois avant de
massacrer un voleur. Car, en effet, ils sont egalement assez
primitifs. Ce dernier facteur fait qu'on se moque volontiers
d'eux: ils ne parlent pas du tout anglais, a peine swahili,
et sont donc aussi consideres comme les bouseux du village.

Leur mythe fondateur specifie que tout le betail du monde
leur appartient, et qu'un jour viendra ou le troupeau ultime
sera de nouveau reuni sous leur garde. Ils ne se genent donc
pas pour voler les vaches des autres. Par ailleurs, ils ont
gagne des proces invraisemblables pour garder un droit de pature
dans les parcs nationaux. Mais c'est un peuple tres genereux:
apres les attentats du 11 septembre, ils ont fait cadeau
de 11 tetes de betail au peuple americain.

Vraiment rigolos, ces Masais.

                                        -*- Sacha -*-
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Date: Tue, 30 Jul 2002 17:48:17 +0200
Subject: [Chroniques - 16] Ca sent le poisson: la traversee du Malawi



Decu par Dar-Es-Salaam (6o48'31"S 39o17'16"E 47m), qui n'est
rien d'autre qu'une metropole africaine de plus sans vraiment
d'esprit ni d'histoire, je n'y suis reste que le temps d'obtenir
un visa pour la Zambie. La Tanzanie en soi a commence a me peser:
il etait temps de changer de pays. J'ai donc mis le cap sur
le Malawi, avec l'espoir que les choses allaient y etre plus
faciles etant donnee la reputation de bonne education des malawiens.
Les choses allaient y etre certes differentes, mais certainement
pas plus faciles.


Dim 7/7/02 - quelque part entre Dar Es Salaam et Kyela - 28oC, soleil

Cette fois-ci, j'ai reserve mon billet aupres de la compagnie
Scandinavia, reputee la plus luxueuse. En route, on nous distribue
effectivement un paquet de biscuits, un soda et une bouteille
d'eau a titre gracieux. Mais le bus accuse une bonne vingtaine
d'annees de service, et les sieges deglingues offrent un confort
limite. Mon voisin de cabine est un papy maigrichon et agite,
fort preoccupe par le rangement de son chapeau en plastique
imitation tissus. La video de "True Lies", un film d'action
avec Shwarzenegger en vedette, ne suffit pas a l'empecher
de gigoter, de deborder largement sur mon siege et de me coller
sans raison. Je me fais la reflection qu'a force d'etre empiles
dans les minibus, les africains ont du developper un genre
d'instinct gregaire forcene. Pour penser a autre chose,
je regarde defiler le paysage. De toute facon, le film n'est
pas tres interessant: je l'ai deja vu depuis longtemps,
et la scene la plus captivante (le strip-tease de Jamie-Lee Curtis)
vient d'etre manuellement censuree par le steward. Alors que
Shwarzenegger attrappe une mitrailleuse, la breve traversee
du parc de Mikumi revele de paisibles troupeaux de zebres,
de giraffes et d'antilopes.

Le long des 800 kilometres qui nous separent de Kyela, une petite
ville proche de la frontiere, le paysage s'est change de plaines
dessechees parsemees de baobabs en montagnes verdoyantes plantees
de forets de pins. Ca pourrait etre mon Jura natal si l'on n'etait
pas en train de rouler en Afrique, ce dont on peut difficilement
faire abstraction etant donne que tous les passagers du bus
sont absolument noirs.


Lundi 8/7/02 - Kyela - 9o36'0"S 33o51'55"E 504m - 27oC, beau temps

Le port d'Itungi est la base du MV Songea, l'unique bateau
assurant le service le long des rives tanzaniennes du lac Malawi
(connu ici sous le nom de "lac Nyassa"). Je viens de rater
le seul dala-dala de la journee, et c'est donc un gars du coin
qui m'emmene en velo a travers les forets de bananiers,
de manguiers, de cacaoyers et de palmiers a huile, parsemees
de quelques habitations en bois. Une heure de pedalage et
15 kilometres plus tard, nous atteignons le port, qui n'est
constitue de quasiment rien d'autre qu'un vaste hangar isole.
Le gardien m'apprend que cette semaine, le bateau n'assurera pas
la traversee habituelle vers Nkhata Bay, sur la cote du Malawi.
Qu'a cela ne tienne, je rentrerai par la terre. J'active donc
mon taxi-velo pour qu'il me ramene a l'hotel avant l'heure limite
de "checkout", afin de pouvoir attraper des ce matin un minibus
pour la frontiere.


13:00 - Karonga (Malawi) - 9o56'15"S 33o56'41"E 504m - 30oC, soleil
plombe

La traversee de la frontiere s'est deroulee sans trop d'histoires,
si ce n'est l'intervention d'un pickpocket dans le minibus
entre Kyela et le poste de Songwe. Le comportement de ce type,
ainsi que la maniere dont il s'agitait contre ma cuisse,
m'avaient parus bizarres. Une breve verification du contenu
de mes poches, pendant qu'il s'eloignait du bus, a revele
l'absence de mon porte-monnaie. J'aurais pu l'avoir perdu
ailleurs, mais dans le doute j'ai donne l'alerte. Le gars
a ete vite arrete avec l'aide d'autres passagers: personne
n'aime les voleurs. Il m'a rendu mon porte monnaie, et nous
l'avons laisse partir pour pouvoir reprendre la route
au plus vite. Dans le contexte du voyage, l'equilibre entre
mefiance et paranoia est tenu: il faut rester attentif
a tout instant, sans pour autant se sentir menace
en permanence. C'est un exercice interessant.

A la descente du minibus, un medecin ecossais me prend en stop
pour traverser la frontiere et me deposer a Karonga. Le village
est desert. Aujourd'hui, c'est la fete nationale, marquant
le jour de l'independance. Mais a part un defile militaire
a Lilongwe (la capitale), qui ne concerne qu'une poignee
de politiciens, aucune festivite n'a ete prevue localement
par les autochtones. Le Malawi, comme la plupart des pays
d'Afrique, souffre de l'egoisme de ses politiciens. Ici,
les consequences vont jusqu'a l'instigation d'une famine.
L'histoire est la suivante: la Banque Mondiale a recommande
au Malawi de vendre une partie de sa reserve nationale
de mais pour reduire sa dette exterieure. Appate par la large
commission qu'il allait toucher sur la vente, Bakili Muluzi,
le president, a ordonne la vente de la totalite de la reserve.
Il a alors suffi que la recolte de cette annee soit plutot moyenne
pour que la menace d'une famine devienne concrete. Evidemment,
le gouvernement blame la Banque Mondiale. Qui a, soit dit en passant,
peut-etre joue un certain role dans cette histoire: les eaux
politiques de l'Afrique sont tellement troubles qu'il est difficile
de connaitre la verite. Toujours est-il que le resultat demeure,
et que c'est encore une fois le peuple qui va deguster.

La realite de la famine est bien loin des images choc qu'on te montre
a la tele. C'est quelque chose de plus quotidien, de plus insidieux.
Le pays n'est pas du tout rempli de gens squelettiques qui agonisent
dans la rue. Les signes sont plus subtils. Par exemple, les marches
traditionnels sont vides: impossible de trouver des fruits, et les
seuls produits comestibles vendus sont invariablement quelques
tomates, un peu de riz, de haricots ou de farine de cassave, et
un peu de poisson seche. C'est en fait toute l'economie alimentaire
qui est touchee: les epiceries comportent une variete suffisante
de produits alimentaires, mais a un prix inaccessible pour
la majorite de la population (par exemple, une simple
boite de 250 grammes de corned beef coute le prix d'un repas
complet de riz au poisson). La population elle-meme ne pourra
bientot plus vendre ses produits de base a cause de l'augmentation
des cours. L'un des premiers problemes peripheriques resultants
sera la ruine des petits paysans endettes, dont certains perdront
leur terrain au profit des riches proprietaires ou du gouvernement.
Pour en revenir au plan alimentaire, chacun va vivre sur ses reserves,
et les pauvres trinqueront en premier. Les gens vont commencer
a sauter un repas de temps en temps, manger peu, toujours la meme
bouillie de mais ou de cassave accompagnee d'une pincee de petits
poissons. La mauvaise nutrition va entrainer une reduction des
defences immunitaires et une augmentation de l'impact des problemes
de sante habituels: malaria, SIDA, tuberculose. Si la situation
perdure (on attend le "vrai debut" de la famine pour dans un ou
deux mois), une grande partie de la population rurale se deplacera
vers les villes, ou la probabilite de toucher une aide alimentaire
sera la plus grande (pour autant qu'une telle aide arrive un jour).
Les corps decharnes ne seront que l'extreme queue de la comete,
si la situation ne trouve pas d'issue au bout de quelques mois.

Le pays vit donc actuellement dans une ambiance pesante, comme
dans l'attente silencieuse d'un cataclysme imminent. Une fois
de plus, les africains font preuve d'une capacite a la resignation
qui depasse mon entendement.


Mardi 9/7/02 - Chitimba - 10o35'8"S 34o10'32"E 481m - 28oC, couvert
en matinee

Ma traversee effective du Malawi commence par un parcours
eprouvant dans un bus local brinqueballant et surchauffe,
rempli d'autochtones excites, de ballots invraisemblables
et de poulets vivants. Mon voisin de siege, un vendeur
de poissons, me donne ma premiere impression olfactive
du Malawi: ca sent la maree. Trois heures sont necessaires
pour parcourir les 85 kilometres qui separent Karonga de Chitimba,
vu que l'axe routier principal du pays est encore depourvu
de bitume sur de larges troncons (les travaux sont en cours).

J'ai rate d'un jour l'unique bateau assurant chaque semaine
le parcours le long de cette rive ci du lac. Mais je tiens
particulierement a descendre le Malawi par le lac plutot
que par la route. Je decide donc de stationner au Chitimba
Beach Campsite pour laisser couler six jours d'attente dans
un cadre reposant.

14:00
Apres cette serie d'equipees sauvages dans des bus nazbroques
et bruyants, je suis affale dans un sofa, sous un bougainvilliers,
face a une plage de sable blanc bordant le bleu profond
du lac. Ca me fait un drole d'effet, comme si je me trouvais
tout a coup dans une chambre anechoique aux murs lumineux.
Il me faut un moment pour me re-habituer a un environnement
paisible, comme si mon corps et mon esprit tentaient de
resister a l'appel du calme.


Le camping est l'un des points de ralliement des "overland trucks",
de gros camions convertis en transports de passagers, genre
"Mad Max" ou "Priscilla Reine du Desert" version colonie
de vacances pour adultes. Ils participent d'une formule de voyages
organises tres prisee des anglais, americains, australiens et autres
neo-zelandais: le camion va de site touristique en site touristique,
et la formule inclut des activites style rafting, descente en rappel
ou excursions dans des parcs nationaux. Il s'agit de voyages
soi-disant aventureux, mais cette derniere revendication me fait
largement rigoler: le contact avec les autochtones est limite
au strict minimum, et les campings dans lesquels descendent
les camions sont quasiment tous tenus par des blancs qui y
cultivent une atmosphere on ne peut plus anglo-saxonne.
Ces campings sont souvent places a l'ecart des villes et
sont toujours hautement gardes. On peut y vivre en autarcie
sans mettre le nez dehors, pour autant qu'on soit pret
a aligner les dollars. Ainsi, au bar du Chitimba Beach Campsite,
des camions entiers de jeunes gens friques affluent pour faire
la fete a grand renfort de bieres deux fois plus cheres que
le prix local.

L'ambiance musicale occidentale du bar me desoriente completement:
c'est comme si j'etais subitement de retour en Europe. Un sentiment
de bien-etre m'envahit presque malgre moi: on n'echappe pas a sa
propre culture.

Bien que l'aspect "aventures en camion" ou l'aspect "reseau de
voyageurs" des "overland trucks" me paraisse seduisants, je me
dis qu'il doit falloir une bonne dose de cynisme ou d'ignorance
pour se prendre au jeu de ce genre de formule, vu le contexte
des pays traverses. C'est un peu comme un Club Med' en Ethiopie,
mais en plus hypocrite: on peut descendre le Zambeze en kayak
sans reellement sortir de chez soi, car tout l'aspect potentiellement
culturel du voyage passe a la trappe. Bon, OK, tous les gouts sont
dans la nature et il faut les respecter. Cela dit, je suis agace
par le genre de sterilisation que la formule applique au voyage
en eliminant tout ce qu'il pourrait avoir d'educatif. Avec ce genre
d'idees, on ne va pas aller vers une meilleure entente entre
les peuples. Enfin bref.


Dimanche 14/7/02 - Chilumba - 10o28'4"S 34o15'34"E (estimation) -
20oC, ciel etoile

23:00
Pendant les 6 jours passes dans le "cocon" du Chitimba Beach Campsite,
j'ai tout de meme tache d'entretenir mon style en faisant l'effort
de sortir pour quelques ballades dans la nature (en particulier
vers Livingstonia [10o36'12"S 34o6'36"E 1356m], une charmante
mission perdue dans les montagnes bordant le lac), ainsi que
pour manger du mais au poisson au restaurant local (eloigne
de quelques kilometres).
    Mais c'est maintenant que l'aventure ve redevenir serieuse,
car je suis sur le point d'embarquer a bord du MV Ilala, le ferry
des annees 40 donne au Malawi par les anglais apres l'independance.
L'embarquement se fait de nuit. J'ai pris un billet de 3eme classe:
moins d'un euro pour descendre jusqu'a Chipoka, 300 kilometres
plus au Sud. Je me retrouve donc dans l'entrepont, avec la populace,
les paniers de poissons, les poulets en liberte et une chevre.
C'est plutot marrant, assez colore.


Mardi 16/7/02 - Likoma Island - pas de releve GPS - 20oC, ciel etoile

1:00
Arrivee de nuit a l'ile de Likoma. Nous n'avons "que" 7 heures
de retard par rapport a l'horaire officiel, apres un jour et demi
de navigation. La variable temporelle inconnue du voyage survient
au niveau du debarquement: la plupart des ports de la cote n'ont
pas de debarcadere, et le demenagement des passagers et de leurs
montagnes de bagages passe par l'emploi des cannots de sauvetage,
assistes parfois de quelques pirogues locales. Cette fois-ci,
le debarquement a Likoma a dure 6 heures, le temps d'un nombre
incalculable d'allers et retours nocturnes des deux cannots.

C'est en effet entre Nkhata Bay et Likoma Island que le bateau
est le plus charge, car il represente le seul moyen dont
les insulaires disposent pour rallier la cote. Sur ce troncon,
le bateau est tellement plein que tout deplacement dans
l'entrepont prend des allures de sport de l'extreme, entre
escalade de ballots entremeles de corps assoupis et slalom
entre des enfants endormis et des paniers de poissons enveloppes
dans des khangas colorees.

C'est maintenant ma deuxieme nuit de gymkhana, a dormir plie
sur un banc en tole, imbrique dans les gens et le fret. Il y
a un panier de poisson seche cale directement sous mon siege:
ambiance. Au depart de Likoma, vers deux heures du matin,
je me leve et je joue les tarzans pour atteindre le bar rudimentaire
de l'entrepont. Les deux barmen du bateau y passent le temps
en sirotant leur propre stock de bieres, et compagnie de quelques
passagers. Ils m'invitent, on tchatche un peu, on rigole bien.
Le barman des premieres classes finit par m'inviter a etaler
mon sac de couchage sur la surface plane et deserte du pont
superieur. En principe, il faut payer quatre fois plus cher
pour une place sur ce pont-ci, considere comme une zone
de premiere classe malgre l'absence totale de sieges (je ne
vous raconte meme pas le prix des cabines). Mais personne
ne va verifier le ticket, surtout si tu es blanc. Je ne me
fais donc pas prier pour abuser de ce privilege: allonge
de tout mon long sur le plancher en teck, j'observe un moment
les etoiles avant de sombrer dans un sommeil reparateur.


Mercredi 17/7/02 - Chipoka - 13o57'3"S 34o30'42"E 481m (estimation) -
20oC, ciel etoile

5:00
Debarquement nocturne a Chipoka (sur un debarcadere en dur).
Le retard a finalement ete miraculeusement rattrappe, ce qui
est plutot un exploit: la semaine precedente, le bateau
n'avait pas depasse Nkhata Bay, preferant repartir dans
l'autre sens etant donnee l'ampleur du retard accumule.
D'autres histoires marrantes jalonnent la vie du venerable
MV Ilala, comme celle de ce recent accident: le bateau
avait heurte un rocher a cause d'une panne d'electricite
dans l'un des phares de la cote; pour stopper l'infiltration
de l'eau dans la coque, l'equipage n'a rien trouve de mieux
a faire que d'empiler des sacs de ciment sur le trou ainsi forme.
Je vous laisse imaginer le resultat. Ca n'a biensur pas empeche
le bateau de continuer sa route et de charger d'autres passagers,
jusqu'a ce qu'il atteigne son port de base a Monkey Bay.

6:30
Le jour se leve sur une nouvelle campagne africaine inconnue.
Alors que les coqs alentours s'en donnent a coeur joie
et que resonnent les chants lointains des collegiennes
sur la route de l'ecole, j'attrappe un minibus pour Salima,
d'ou j'intercepterai une correspondance pour Lilongwe.


Jeudi 18/7/02 - Lilongwe - 13o59'22"S 33o46'20"E 1050m - 28oC, soleil

17:00
Khadafi ressemble exactement aux photos dans les journaux.
Le cortege officiel est passe a 10 metres de moi, autour du
rond point de la Glyn Jones road. Il s'est bien fait desirer.
La police a tout d'abord arrete la circulation, en creant
un enorme embouteillage en amon de l'"Area 3". Sachant que
le colonel etait en visite officielle, les badauds ont commence
a se masser le long des trottoirs. Puis un camion plein de soldats
armes jusqu'aux dents a fait durer le suspense pendant au moins
20 minutes, en effectuant force allers et retours pour inspecter
la route, toutes sirenes dehors. Quelques 4x4 de luxe ont alors
investi le rond point, et les "men in black" en sont sortis,
plus vrais que nature avec leurs costards chics, leurs lunettes
noires, leurs oreillettes radio et leur attitude de Sioux.

A peu pres une heure apres le debut de tout ce cirque, enfin,
le cortege arrive, escorte par deux helicopteres. Une, deux, trois
Toyotas Land Cruiser, puis c'est la limousine Mercedes vert khaki
du colonel. Dresses cote a cote a travers le toit ouvrant, Khadafi
et Bakili Muluzi font de grands signes de victoire a la foule en
liesse qui applaudit a leur passage. Bouclettes, lunettes de soleil
type annees 70, gros pif, echarpe marron autour du crane: pas de doute
possible, c'est bien lui.

Alors que la Mercedes continue rapidement sa route, tout un cortege
de voitures officielles, de camionnettes de journalistes et
de campings cars mysterieux (le harem du colonel ?) s'engouffre
dans son sillage, dans un genre de tourbillon routier. Apres
20 minutes supplementaires de defilement chaotique, le traffic
normal reprend.

Je n'en reviens pas. Je viens de voir passer Khadafi a 10 metres
de moi, en chair et en os. Incroyable.

La raison officielle de sa visite au Malawi est la promotion
du pan-africanisme, un genre de politique demodee visant
a creer des "Etats Unis d'Afrique". Bon, allez, vous voulez
la vraie raison ? Bakili Muluzi est musulman, et le pays
est en voie d'islamisation presque forcee: des mosquees
sont en construction un peu partout, alors que le Malawi
a une tradition post-coloniale plutot chretienne
(ce sont les missions catholiques et lutheriennes qui ont
les premieres repousse l'esclavagisme et developpe
l'alphabetisation). La Lybie place simplement ses pions
pour devenir le chef de file des republiques islamiques
africaines emergentes.


Vendredi 19/7/02 - Lilongwe - 30oC, soleil

A propos de la ville de Lilongwe, il n'y a pas grand chose
a dire. C'est une ville plutot etalee et aeree pour
une capitale africaine (un golf borde la vieille ville).
Le quartier central comporte un marche bordelique et tendu.
On y vend toute sorte de choses en plus, bien sur,
de beaucoup de poisson seche. J'y erre un long moment
a la recherche d'un nouveau pantalon: pris d'une crise
de reorganisation de mon sac a dos (beaucoup trop lourd !),
je cherche a remplacer mon jean par quelque chose de plus leger.
Je trouve un superbe pantalon en fine laine grise pour 10 balles,
au milieu d'un tas de fringues d'occasion. Pas moyen de troquer
ou de vendre mon jean, car il est troue au niveau de l'entrejambe.
J'en fais donc cadeau a un gamin mendiant dans la rue. Le sourire
radieux dont il me gratifie m'indique que j'ai fait le bonheur
de sa journee. Mais quelle sera la suite de son histoire ?
Va-t-il consommer mon jean pendant les cinq ou dix annees
a venir, ou bien va-t-il le vendre pour trouver a manger,
ou bien encore va-t-il se le faire chouraver par un grand
frere belliqueux ? Les portes de l'imagination sont ouvertes:
quelle bifurcation ce simple don de jean va-t-il introduire
dans l'univers de ce gamin ?


Samedi 20/7/02 - Lilongwe - 25oC, soleil
7:00
Ce matin, je me suis reveille en super-forme, suffisamment
d'attaque pour envisager de me farcir une traversee de frontiere
assortie de trajets tordus dans des bus qui seront fort probablement
merdiques. Sans aucun preliminaire, je remballe mes affaires
et je me casse. Tout simplement. Direction: la Zambie.


La suite au prochain numero...
                                      -*- Sacha -*-
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"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --


Date: Thu, 5 Sep 2002 08:58:40 +0200
Subject: [Chroniques - 17] L'Afrique comme on l'aime: Zambia !



Samedi 20/7/02 - Chipata (Zambie) - 13o38'22"S 32o38'60"E 1153m -
27oC, soleil

23:00
Une serie de tubes de R'n'B succede au set de "kwasa-kwasa"
congolaise. La boite est eclairee de spots rouges et jaunes qui
accentuent l'ambiance chaude de l'endroit: on y danse bien serres
en transpirant abondamment. Enfin de la fete dans un style
africain detendu, enfin des gens  positifs et reellement genereux:
bienvenue en Zambie.

Flashback: depuis le Malawi, une serie de minibus et de taxis
m'emmenent vers une frontiere qui sera traversee sans histoires.
Un dernier taxi me depose a Chipata, premiere ville importante
le long de la route qui sillonne le sud de la Zambie. Je plante
ma tente au camping de la "Zambian Wildlife Conservation Society",
dote d'un petit bar prive ou se masse une bande de joyeux locaux.

Premiere surprise: pour une fois, ce sont eux qui m'offrent
des bieres et pas le contraire. Ils me posent moulte questions
sur l'Europe, et sont heureux d'integrer un europeen a leur reseau
de relations. La discussion va bon train, sans arrieres pensees
apparentes. Les zambiens ne sont pas particulierement riches,
mais ils s'en fichent et font avec. Ils sont bien dans leur peau,
fiers d'etre eux-meme. Ils n'ont besoin de rien de plus. Le pays
a vu l'apparition d'une classe moyenne dans les villes: on les
appelle les "trendsetters", ceux qui font les tendances. Meme les
plus pauvres veulent leur ressembler. Du coup, les gens soignent
leur apparence et leur attitude: pour coller a cette image dynamique,
ils evitent de se plaindre. Par ailleurs, le melange des tribus
fonctionne: les gens quittent vlontiers leur region natale pour
s'etablir ailleurs, et les mariages "mixtes" sont nombreux sans
que cela ne mene a un appauvrissement culturel. 35 langues tribales
sont toujours parlees a travers le pays, bien que la plupart
des gens parlent anglais entre eux (l'anglais etant la langue
officielle du pays).

Bon, il faut toujours faire attention a compter sa monnaie et
a ne rien laisser dans ses poches au vestiaire, mais apres
les harcelements a repetition vecus au Kenya et en Tanzanie,
puis apres l'ambiance pesante du Malawi, l'atmosphere relaxee
de la Zambie est un veritable bonheur. C'est l'Afrique comme
on aimerait la vivre partout, avec des gens pas tres riches
et forcement un peu roublards, mais qui demeurent chaleureux
et debrouillards.


Lundi 22/7/02 - 30oC, soleil

Je m'apprete aujourd'hui a couvrir les 140 kilometres separant Chipata
de Mfuwe, le village le plus proche des portes du parc national de
South Luangwa. L'equipee commence dans le benne couverte d'un petit
camion utilitaire gonfle d'au moins 30 personne doublees de leurs
baggages. Voyant venir le coup, je m'installe directement sur
le toit, accroche aux galeries et protege du soleil et
de la poussiere par mon fidele cheche blanc. Le camion se met
lourdement en route vers 13:00. Une demie heure plus tard, c'est
la premiere crevaison sur la rude route de graviers,
30 kilometres apres le depart. Debarquement, changement de roue,
embarquement et depart. Au kilometre 80, nouvelle crevaison,
au milieu de nulle part sur cette route peu frequentee. Gargl.

L'equipage du camion demonte le pneu creve a la main. Ils en
extraient la chambre a air, pincent le caoutchouc autour
du trou et forment une ligature autour de celui-ci, comme on
le ferait pour reparer un ballon de baudruche. Je les observe
attentivement, pret a m'emerveiller de l'ingeniosite africaine en
matiere de reparations incroyables. Sauf qu'evidemment, ca ne
peut pas marcher, Afrique ou pas Afrique: meme en s'obstinant
a pomper pendant une heure, ils n'arriveront jamais a regonfler
le pneu.

Il est maintenant 18:00, et la nuit va bientot tomber. Les quelques
rares 4x4  qui sont passes par la n'ont pas daigne s'arreter.
De toute facon, ils n'auraient pas pu charger autant de monde
d'un coup. La solution arrive sous la forme d'un enorme camion
de chantier. Allez, hop, tous dans la benne: elle est quatre
fois plus vaste que celle du camion precedent, mais semble pourtant
aussi remplie, avec peut-etre juste un peu moins de pression.

Le nouveau camion n'a plus d'embrayage, et ses amortisseurs sont
prevus pour les chantiers: c'est dire si l'on se fera botter
le cul pour les 60 kilometres restants. Nous arrivons finalement
vers 22:00 a Mfuwe. J'y prends une chambre a l'unique "guesthouse"
miteuse du village, juste en face du seul bar dont
le monumental et unique haut-parleur hurle un melange de reggae
zimbabween, de rap zambien et de kwasa-kwasa du Congo. Ambiance.


Mercredi 24/7/02 - South Luangwa National Park - 13o6'2"S 31o46'43"E
576m - 30oC, soleil

Apres l'equipee du lundi, Flatdog's Campsite, situee en pleine nature
sur les bords de la Luangwa, m'apparait comme un genre de paradis,
avec son atmosphere sonore faite du chant des oiseaux et
du grognement des hippopotames. Hier soir, plusieurs
troupeaux d'elephants ont traverse la riviere a 500 metres de ma
tente.

Aujourd'hui, j'ai craque pour un safari a 60 dollars correspondant a
une journee complete de visite guidee du parc, moitie conduite
moitie marche, lunch compris. L'experience est ici beaucoup plus
agreable qu'au parc de Tsavo. Les voitures sont a ciel ouvert,
ce qui fait que l'on se sent beaucoup plus immerge
dans l'environnement. Le guide est competent, et nous explique
l'origine des differentes traces que l'on peut observer, de meme
que les moeurs de la plupart des animaux que nous rencontrons
(nous sommes un petit groupe de 5 personnes). Dans des paysages
varies, c'est la quasi totalite de la menagerie legendaire
de l'Afrique qui defile devant nos yeux ebahis: des troupeaux
d'antilopes, des zebres, quelques rares giraffes, des gnus,
des phacocheres, des elephants, des singes, des lions, une myriade
d'oiseaux, un porc-epic, des crocodiles, des hippopotames
et j'en passe. Ne manqueront a l'appel que quelques carnassiers
et quelques rodeurs nocturnes.

Aux portes du parc, la confusion ambiante fait que les rangers
oublient de nous demander la "park fee" de 20 dollars. Je ne vais
pas me plaindre: ca sera toujours ca de gagne. Moi aussi je deviens
un peu africain...


Jeudi 25/7/01 -> Mercredi 31/7/02 - Lusaka - 15o24'42"S 18o17'32"E
1283m - 28-35oC, soleil

Depuis Mfuwe, j'ai atteint Lusaka en 15 heures de route. Il s'est
d'abord agi d'etre coince parmis 12 personnes a l'arriere
d'un pickup Toyota au conducteur a moitie saoul, etant entendu
que la station de depart est le fameux bar de Mfuwe.
L'equipee a tourne au train fantome version live, avec un depart a
deux heures du matin a fond la caisse sur la route de graviers
a peine eclairee par la lune, tellement vite que mes lunettes
se sont envolees dans le vent glacial de la nuit.
Une simple chevre sur la route et on aurait pu tous mourrir.
La suite a ete plus calme, avec un vieux bus aux quintuples rangees
de sieges, equipe d'une video deroulant des films
de Jean-Claude Van Damme.

La capitale de la Zambie s'avere beaucoup plus agreable que Nairobi,
Dar Es Salaam ou Lilongwe. L'architecture n'y est pas
particulierement plus interessante, mais l'ambiance
y est beaucoup moins tendue. J'y reste une semaine pour
me reposer un peu et me livrer a mon petit business de voyageur,
entre acces internet, lessive, exploration de marches pour trouver
des casseroles de camping et quelques sorties memorables
dans des bars locaux a l'ambiance chaude et detendue.


Je vous ferai grace du recit de mon voyage en train entre Lusaka et
Livingstone, la rive zambienne des Victoria Falls. Sachez seulement
que ce sont les memes wagons depuis 25 ans, que les horaires sont
aleatoires, que la vitesse moyenne du convoi est de 40-50 kilometres
a l'heure et que nous sommes effectivement arrives
avec 10 heures de retard par rapport a l'horaire suppose.
Je repense aux trains suisses et je me marre.


Vendredi 2/8/02 - Victoria Falls - 17o55'34"S 25o51'34"E 882m - 29oC,
soleil

La puissance des chutes est tellement forte que les eclaboussures
creent une pluie fine et permanente autour de l'immense gorge
ou s'alignent les cascades. On se ballade le long du bord vertigineux
entoure d'arcs en ciel presque circulaires. 1,7 kilometres
de large, entre 90 et 107 metres de chute: de quoi forcer le respect.
C'est puissant, tranquille et majestueux.


Samedi 3/8/02

Attention, touriste: si tu n'es pas discipline, tu depensera tout ton
argent aux Victoria Falls, entre descentes en rappel, rafting,
hydrospeed, canoe, sauts a l'elastique et autre "booze cruises"
(croisieres apero) sur le Zambeze. Au milieu
de cette offre plethorique d'activites pour touristes, je ne
m'autorise qu'une seule grosse depense, car elle me tient a coeur:
un vol de 15 minutes en ULM au dessus des chutes, pour 75 dollars US,
soit pres de dix jours de survie en Zambie.

Depuis le ciel, la presence des chutes est signalee au loin par
l'immense colonne de brume qui resulte de l'impact de l'eau
au fond des gorges. Le plaisir immense de voler s'ajoute a
celui de decouvrir la topographie intriguante des chutes.
Le Zambeze commence par se repandre en un large
delta vite absorbe par la coupure transversale que forment les gorges.
Les eaux se reunissent au "boiling point", puis le fleuve continue
son chemin dans une serie de profondes crevasses sculptees
dans le plateau, comme dissimule par les profondeurs de la terre.
Une vue inoubliable.



Malgre l'ambiance sympathique de la Zambie, je n'y trainerai pas plus
longtemps. Il faudra en effet que je sois en Namibie aux alentours
du 15 aout, pour une raison dont je vous laisse la surprise.
Pour l'instant donc: cap sur le Botswana.


                                  -*- Sacha -*-
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"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --

Date: Thu, 5 Sep 2002 09:01:50 +0200
Subject: [Chroniques - 18] L'angoisse de la liberte dans une casserole de sel: Botswana.



Ca c'est du titre, n'est-ce pas ? Vous allez tres vite comprendre.


Dimanche 4/8/2002 - Nata Wildlife Sanctuary (Botswana) 20o17'14"S
26o18'01"E 900m -
10oC le matin, 30oC l'apres-midi; soleil, vent fort.

19:00
Le soleil vient de se coucher. Les couleurs du crepuscule
ont laisse la place a l'eclat de millions d'etoiles. Pour mon
premier soir au Botswana, je campe au "Nata Wildlife Sanctuary",
a 20 kilometres de toute zone habitee. Il a fallu que je fasse
du stop pour aller chercher des vivres dans la ville de Nata:
malgre le relativement haut degre de developpement du Botswana,
les transports publics y sont quasiment inexistants. Par ailleurs,
le camping n'est constitue que d'un coind de brousse flanque
d'un bloc sanitaire, quelque part au coin Nord-Est du desert du
Kalahari. Il ne comporte aucune boutique, et a peine un gardien
invisible pour la plupart du temps.

Le silence est epais. Il n'est trouble sporadiquement
que par le bruit lointain des pickups qui filent comme
des cometes sur la route adjacente, ou par le rire lointain
d'un memebre du groupe qui campe a 800 metres de moi.
En cet instant et en ce lieu precis, alors que je fais griller
un steack au feu de bois, bien cale sous un jeune baobab,
j'ai l'impression d'avoir enfin atteint ce que je cherchais
dans le voyage: plus rien n'est superflu. J'ai fait un feu
non pas parce que c'est "cool", avec du charbon de supermarche
et la voiture qui m'attend plus loin. J'ai fait un feu
parce que je suis en train de vivre au milieu d'une brousse
desertique, a 4 heures de marche de la moindre zone habitee,
et parce que si je ne l'avais pas fait je ne pourrais pas
manger. La vie me semble tout a coup plus forte: j'ai
une impression de fusion totale avec la nature, de retour
a la base, a l'essentiel, a la fibre meme de l'humain.
J'aurai senti ca au moins une fois dans ma vie.

En cet instant, j'ai le sentiment de n'avoir plus besoin de rien.
De rien, vraiment ?
Peut-etre juste de quelqu'un avec qui partager ce sentiment
fort et precieux.


Lundi 5/8/2002 - Sua Pan - 20o22'15"S 26o15'20"E 896m
10:00
Je suis debout au milieu d'un desert de sel.
Le soleil tape fort, mais un vent frais rend la temperature
supportable. Je me suis leve a l'aube pour parcourir
Sua Pan, la "casserole de sel" (sua = sel dans le langage des
bushmen San du Kalahari). Les "pans" (= casserole en anglais)
sont des lacs sales, asseches en dehors de la saison des pluies
qui s'etend de fin novembre a debut mars. Le paysage plat, sec
et desertique s'etend a perte de vue. Le sol poussiereux, d'un
blanc eclatant, est empreint de textures qui refletent la
disparition progressive de l'eau.

Apres une heure marche dans cette etendue aride, les contours
de la rive d'herbe seches se sont estompes, et les arbres sont
devenus de minuscules points a l'horizon: je suis debout
au milieu de rien. Il y a juste moi, le vent et la poussiere
salee. Mon impression oscille entre liberte et angoisse,
comme le resultat d'une nudite effrayante, un retour au sources
en l'absence de tout refuge technologique.

Je m'impregne un moment de ce sentiment ambigu, puis je me hate
de retourner vers la rive. Il ne me reste plsu qu'une heure avant
que la temperature ne devienne insupportable, dans cet espace
ou l'ombre n'existe pas.


Jeudi 8/8/2002 - Okavango Panhandle, quelque part entre Seronga
[18o49'35"S 22o26'0"E 978m] et Sepopa [18o14'48"S 22o11'50"E 928m] -
25oC, soleil
9:00
Apres avoir passe une nuit au camping MbiRoBa, gere par les membres
du "Okavango Polers' Trust", je reprends le bateau taxi entre
Seronga et Sepopa. Je ne ferai finalement pas d'excursion en mokoro
(canoe local) dans les meandres du delta de l'Okavango. Comme toute
les activites touristiques au Botswana, c'est trop cher par rapport
a ce que ca vaut vraiment, meme si dans le cas du "Polers' Trust"
il s'agit d'un projet local qui rend les prix relativement
abordables. On verra ca pour un autre voyage. Pour l'instant,
je me satisferai de l'aller et du retour en bateau a moteur
sur l'une des branches principales du fleuve.

Le paysage y est tres different du bush desertique du Kalahari.
Le fleuve se perd dans la savane au lieu de rejoindre la mer:
il forme ainsi un reseau dense de rivieres, de marais et d'iles
verdoyantes. Notre bateau plane maintenant sur un canal dont
les rives foisonnent de papyrus vigoureux et de roseaux sauvages.
Des echassiers s'envolent a notre approche, alors que les aigles
pecheurs nous regardent passer d'un oeil royalement indifferent.
Dans un buisson de roseux, j'ai apercu l'eclair bleu d'un martin
pecheur au plumage eclatant. Au detour d'un bras de riviere est
apparu le sillage d'un crocodile. C'est la vie, mon pote,
qui fourmille autour de nous.


17:00 - Sehitwa - 20o28'2"S 22o42'0"E 925m - 30oC, vent de sable

Cela fait maintenant trois heures que j'attends un bus fantome
a ce carrefour desertique, en compagnie d'une poignee de botswaniens
peu loquaces. Autour de nous, il n'y a rien, a part quelques arbres
eparpilles ca et la et une caravane a frites baptisee "Nairobi's
Kitchen". (C'aurait pu tout aussi bien etre "Bagdad Cafe".)

La nuit va tomber dans un peu plus d'une heure, et il me reste
pres de 200 kilometres a couvrir pour atteindre Ghanzi. Abandonnant
toute foi dans l'existence d'un bus, je me resous a faire du stop.
Sauf que ca fait 20 minutes qu'aucune voiture n'est passee par la.

17:15
Sauve par le gong, je rejoins trois locaux a l'arriere
d'un pickup Toyota qui s'arretera a Kuke, 90 kilometres
avant Ghanzi. Ca sera toujours ca de gagne.

Dans la benne fouettee par le vent, je discute avec Dabe le bushman.
Tous les bus de Maun a Ghanzi sont aujourd'hui en panne. On a beau
etre au Botswana, dont les importantes ressources en diamant ont
dope le developpement, on en est pas moins toujours en Afrique.
Comme pour confirmer cette reflection, des troupes d'autruches
et des bandes de phacocheres s'eparpillent sur les bords de la route.

18:30
Nous avons de la chance: au barrage veterinaire precedent Kuke,
nous avons ete immediatement repris en stop par un habitant
de Ghanzi, dans la benne cette fois-ci couverte d'un pickup Isuzu.
Nous atteindrons les rues desertes de Ghanzi vers 20:00, dans
ce qui est considere ici comme une heure avancee de la nuit.


Vendredi 9/8/2002 - Ghanzi - 21o41'32"S 21o38'56"E 1147m

Dabe le petit bushman d'un metre quarante m'emmene en ballade
aux abords de la ville. Le long de la route menant a un "lodge"
nouvellement construit, nous parlons de la condition des bushmen
du Botswana.
"- Comment les bushmen percoivent-ils la culture occidentale ?
Quand ils viennent vivre en ville, est-ce par choix (parce
qu'ils pensent que c'est "mieux"), ou est-ce parce qu'ils
ne peuvent pas faire autrement ?
- La plupart d'entre eux viennent en ville pour survivre.
Avant, nous survivions en tirant parti des ressources de la nature.
Maintenant, ce n'est plus possible, pour plusieurs raisons."

Pour commencer, il m'explique le fond politique du probleme.
Comme les bushmen n'ont pas de representant a la "Chambre
des Chefs", un organe consultatif similaire a un senat,
aucune terre n'a ete reconnue comme leur terre ancestrale.
Jusqu'a maintenant, ils ont peniblement conserve leur vie
de chasseurs-cueilleurs en se retranchant dans certaines
zones arides du Kalahari. Mais le gouvernement du Botswana
cherche a les deporter pour couper court a toute pretention
qu'ils pourraient avoir sur ces zones diamantiferes.

Ainsi, il leur est de plsu en plus difficile d'avoir acces aux
ressources naturelles qui sont le fondement meme de leur mode
de vie et de leur culture.
"- Les fermiers blancs chassent les antilopes au fusil au lieu
de manger leurs propres vaches. En plus de decimer les troupeaux,
les coups de feu ont rendu les animaux peureux. Avant, on pouvait
s'approcher d'une bete a moins de dix metres en plein milieu
d'un troupeau, afin de lui decocher silencieusement une fleche
empoisonnee pour revenir la prendre une fois que les autres
etaient parties. Maintenant, ce n'est plus possible."

Il m'explique d'autres elements du mode de vie des bushmen:
la maniere dont ils conservent l'eau dans des oeufs d'autruches
dissemines dans les broussailles, la nourriture qu'ils collectent
dans el desert (des baies microscopiques, la seve nourrissante
de certains arbustes, des racines aux vertus curatives), les arbres
qu'ils utilisent pour s'abriter de la chaleur (tous n'ont pas
un feuillage suffisamment dense), leurs techniques d'orientation
d'apres la position des nids d'oiseaux, ainsi qu'une foule d'autres
details surprenants. Sa connaissance du desert est enorme, et inclut
des elements qui n'ont pas dutilite directe, comme le comportement
des fourmis et des termites. Pour lui, le desert est vivant.

Nous arrivons au "Khawa Lodge", dont le luxueux batiment principal
est coiffe d'un toit de chaume pose sur une charpente apparente
en bois brut. Dabe s'emerveille des volutes naturelles du mobilier,
fait lui aussi de troncs partiellement polis. Pour lui, les fontaines
permanentes du jardin et la seve durcie que nous ramassons dans
le jardin representent la vraie richesse.


Samedi 10/8/2002 - Ghanzi - ciel bleu

7:00
Apres deux nuits de camping au fond de la cour interieure miteuse
du Kalahari Arms Hotel, un repaire de fermiers blancs ventripotents,
je me prepare avec une pointe d'angoisse a entamer une longue
tiree en stop en direction de Windhoek, la capitale de la Namibie.
J'ai prevu quatre jours de marge, car il faudra que j'arrive a temps
malgre l'absence de garantie sur l'existence du moindre moyen
de transoprt.


La suite au prochain numero...
                                      -*- Sacha -*-
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and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --

Date: Fri, 4 Oct 2002 16:26:48 +0200
Subject: [Chroniques - 19] La Namibie, premiere partie: une viree familiale.





Mercredi 14/8/02 - Windhoek (Namibie) - 22o33'45"S 17o4'31"E 1644m -
22oC, soleil

7:00 - Windhoek Hosea Kutako International Airport

Cela fait maintenant 4 jours que j'ai atteint Windhoek,
la capitale de la Namibie. L'improbable traversee
du Kalahari, sans aucun transport public de prevu,
s'est finalement deroulee en une seule journee,
a l'arriere d'une serie de pickups Toyota filant
comme des fusees a travers le "bush" sec et desole.
J'avais prevu trop large, car je tenais absolument
a arriver a temps. Et m'y voici, de bon matin,
sirotant un cafe en attendant l'heure juste:
Windhoek Hosea Kutako International Airport.

Enfin, le vol SW286 en provenance de Francfort,
un Boeing 747 d'Air Namibia, atterrit avec grace et
avec 1/4 d'heure d'avance. Et, tout a coup, Elle apparait,
toute rose et vetue de beige, avec un large sourire
aux levres: Ma Petite Soeur, Sylvie. Elle va passer
15 jours de vacances avec moi. Mais attention attention,
messieurs-dames: ma soeur est une fille, et pas n'importe
laquelle. Avec elle, c'est tout un monde de tchatche,
de potins parisiens et de lotions pour le corps
qui debarque dans mon voyage de vieux garcon solitaire
et grognon. Ca promet: d'un cote, elle va me donner
plein de nouvelles de la famille et je suis sur qu'on
va bien rigoler pendant les deux semaines a venir.
Mais de l'autre, je vous parie qu'elle va objecter
a propos du fait que j'ai pris l'habitude de ne me laver
qu'une fois tous les trois jours.


J'ai choisi la Namibie comme point de rendez-vous pour
des raisons pratiques. Les europeens n'y ont pas besoin
de visa, les zones malariales sont limitees a l'extreme
nord du pays et le niveau de developpement y est assez
eleve. Peut-etre meme trop: me retrouver dans un centre
commercial a Windhoek, avec tout ce qu'il suppose de rayons
colores debordant de marchandises pas forcement essentielles
mais en tous cas generatrices de tentations diverses,
a provoque en moi un genre de malaise. Ca y est, c'etait
le retour au consumerisme apres plusieurs mois passes dans
des zones ou l'essentiel primait, jusqu'aux confins de ce
dernier episode de discussions avec Dabe le bushman.
La Namibie, anciennement une province de la Republique
d'Afrique du Sud, n'allait pas etre l'Afrique telle
qu'on la reve schematiquement, c'est a dire pleine
de noirs sympas et de musique rythmee. Et pourtant,
c'est l'Afrique quand meme: celle du developpement
a l'occidentale et des compromis avec les anciennes
puissances coloniales.


Jeudi 15/8/2002 - 23oC, soleil

Pour pouvoir apprecier la beaute minerale de ce pays ou,
une fois de plus, les transports publics sont inexistants,
nous avons decide de louer une voiture. Destination:
le parc naturel d'Etosha avec ses milliers d'animaux,
puis la nature hallucinante du Damaraland, les paysages
desoles de Skeleton Coast et l'immensite desertique
des dunes du Namib. Impressions choisies, redigees par
ma petite soeur en personne.


*****************************************

    "Le guide du Parfait Campaunaute Namibien"
                              par Sylvie Krstulovic

Grace à ces 10 jours passés en Namibie avec mon grand frere
je compte éditer un petit guide du parfait "Campaunaute Namibien".
En voici les extraits les plus marquants...

Tout d'abord j'aimerais parler de l'equipement du parfait
"campaunaute namibien", si jamais l'envie vous prenait
de decouvrir ce pays. Car figurez vous qu'en plus du sac
de couchage et de la tente, il vous faudra un chalumeau spécial
qui brule tout type de liquide inflamable afin de faire
cuire des Butternuts (potiron/courge locale, super bon,
introuvable a Paris!! et c'est pas faute d'avoir cherche..)
ou réchauffer votre omelette au Biltong (viande de boeuf sechee)
quand vous camperez au milieu du desert. [NDGF (Note Du Grand
Frere): elle m'a amene de France le rechaud de camping
de mes reves, celui qui crame n'importe quoi.] Puis il vous
faudra aussi une bonne paire de jumelles afin de repérer
les mille et uns oiseaux qui se cachent dans les arbres,
admirer les éléphants, les giraffes, les koudous, léopards,
guépards, lions, phoques, flaments roses, les bestioles en tout
genre, les acacias ou les euphorbias (plante veneneuse
qui eloigne les moustiques et tue les hommes qui l'utilisent
comme bois pour le barbecue.. et c'est deja arrive).

Evitez de rouler en voiture normale (ce que nous avons fait)
à moins de vous retrouver a/- soit ensablés au minimum une fois
b/- soit a aider les touristes japonais, italiens et autres
à déssabler leurs caisses. Prenez un gros 4x4 ou faites vous
des amis sur la route qui pourront vous sortir de la en cas
de pepin.
[NDGF: nous avions une Toyota Corolla 2x2, la voiture
le plus louee car la moins chere. Et nous avons effectivement
passe l'apres-midi du 22 aout a dessabler un couple de touristes
japonais completement a l'Ouest, ensables jusqu'aux moyeux
sur une plage desertique de Skeleton Coast, puis un groupe
de machos florentins plantes dans la gadoue le long de la meme
route.]

Le parfait campaunaute namibien sait aussi que ses nerfs
ne doivent pas lacher quand on lui annonce, apres 450km
de route sur une piste de cailloux, que le camping devant
lequel il se trouve est "full - sorry"! Sachez toutefois que
le pays est grand comme l'Angleterre + la France + l'Italie
avec 1M d'habitants (soit pas beaucoup de monde au kilometre
carre). [NDGF: ce qui implique que chaque emplacement
de camping "full - sorry" a a peu pres la taille d'une piscine
olympique et est considere comme rempli a partir de deux
ou trois tentes igloo.] Car en Namibie et sans doute à cause
de la colonisation [NDGF: par les Allemands], tout est
hyper organise, pire qu'en Suisse (heu desole pour
nos amis les suisses qui nous lisent et qu'on adore). Mais
grace aux italiens que vous trouverez sans mal sur votre chemin
(ils sont tous en polo blanc immacule au milieu du sable et
de la savane!! mais comment font ils?), oui donc grace aux
italiens vous pourrez tricher pour trouver un coin camping
avec en prime une assiette de pate ou quelques saucisses grillées.

Surtout ne pas essayer de dormir hors des campings car vous
pouvez (et c'est vraiment ce qu'on nous a dit) : "ecraser des
lichens rares, faire peur aux elephants, deregler l'alimentation
des oiseaux a cause de vos miettes ou détruire des dunes
de 300m de haut".. et encore mille choses horribles du
meme genre.
[NDGF: je me rappellerai toujours de ces petites bornes
qui bordent les pistes tarversant de vastes etendues desertiques:
elles sont peintes d'un symbole de sens interdit. La Namibie est
comme un immense territoire inaccessible: la terre est soit privee
et cloturee, soit publique mais sur-protegee. Il est quasiment
impossible de sortir des sentiers touristiques balises,
ce qui est extremement frustrant en plus d'etre completement
paradoxal vu la taille et la nature sauvage et desertique
de l'espace disponible.]

Soyez aussi préparés à découvrir les histoires sur l'ingeniosite
des Bushmans pour survivre dans la nature mais aussi les camps
des Bushmans aujourd'hui, forcés a se sedentariser pour ne
pas perir.

Et puis avec un peu de chance, vous réussirez a carresser
2-3 bestioles sympas et felines sur les propriétes
des namibiens blancs. (voir photo)
[NDGF: la petite blonde courageuse sur la photo, c'est Sylvie.]

Enfin n'essayez pas de comprendre dans les restaurants
ce que vous allez manger : les noms des recettes ne correspondent
pas a ce qu'on vous apporte. Ex : vous demandez un delicieux
poisson entier au grill; on vous sert un filet de poisson pane!!
Vous voulez des fruits de mer (moules, palourdes, crabe) :
mais oui, cuits avec du fromage fondu par dessus ou melanges
a de la mayonnaise!! Ca m'a fait penser à mon frere quand à 5 ans
il inventait (et oui deja) de supers recettes de cuisine
(pates au chocolat et autres..).

Voila. Enfin une derniere chose, n'oubliez pas de remercier
chaleureusement votre guide, en l'occurrence cette fois ci:
mon grand frere.

                                -*- Sylvie -*-

*****************************************

Elle est pas geniale, ma petite soeur ?


La suite au prochain numero.
                                -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --




Date: Wed, 23 Oct 2002 12:11:13 +0200
Subject: [Chroniques - 20] Namibie, deuxieme partie: immensites sauvages.


Vendredi 30/8/02 - Windhoek - 22o33'45"S 17o4'31"E 1644m - Temps
variable

Bououououh. Cela fait maintenant trois jours que j'erre
comme une ame en peine dans le living room du "Cardboard Box
Backpackers'Lodge": ma petite soeur est partie. Comme pour
materialiser ma tristesse, je traine une grippe carabinee
venue de nulle part. Grmpf.


Mardi 3/9/02

Apres des litres de the au citron et des heures de sieste
qui n'ont pas servi a grand chose, je me suis decide a me
rendre au Rhino Park Private Hospital. 3 heures et 65 dollars
namibiens plus tards, je ressors avec une bete prescription
de paracetamol et de sirop pour la toux. Meme pas
d'antibiotiques. Autant dire que j'aurais pu continuer
au the citronne. Cette fois-ci, c'est decide: j'arrete
les docteurs.


Dimanche 8/9/02

La fievre a un peu baisse, mais ce n'est toujours pas
la grosse forme. Il faut que je parte d'ici: je me suis
beaucoup trop ramolli en restant si longtemps au meme
endroit, qui plus est dans une zone relativement occidentalisee.
Comme a chaque fois que je m'apprete a quitter un endroit
ou j'ai pris quelques habitudes et ou j'ai fait quelques
amis, un sentiment particulier vient m'habiter: il va falloir
de nouveau troquer le confort du certain contre l'inconnu
des routes. Les deux pieds sur la terre ferme, au bord du trou:
tu sautes ou tu sautes pas ? Je dois sauter. L'intelligence
sera mon elastique. La trouille sera le prix de ma soif
de decouverte.


Lundi 9/9/02 - Keetmanshoop - 26o34'48"S 18o7'50"E 911m - 16oC, vent
fort

Le camping de Keetmanshoop est lugubre. Vide, pisseux et
desertique. Le reste de la ville n'est pas tellement
plus brillant. Le couple d'americains qui m'ont embarque
au Cardboard Box dans leur voiture de location a decide
de continuer plus au Sud, vers Fish River Canyon. Il est
16:00 et la nuit va tomber dans un peu plus de deux heures:
trop tard pour continuer a faire du stop en direction
de Luderitz. L'unique bus de la region ne circule qu'un jour
sur deux, et il partait a 8 heures du matin aujourd'hui
meme. Le train ne circule plus depuis longtemps, car
la voie ferree est en renovation perpetuelle. Autant dire
que j'ai des raisons de me sentir coince. Bon. J'essaierai
de faire de l'auto-stop demain matin.

Pour voir le futur sous un jour positif, je tire parti
de l'unique avantage du camping de Keetmanshoop: le bloc
sanitaire decrepit comporte deux baignoires a moitie
nazes. J'improvise un bouchon avec un bout de tissus et,
tel un seigneur japonais, je me delasse dans un bain brulant,
le premier depuis des mois de douches plus ou moins
incertaines.


Mardi 10/9/02

10:00
Cela fait maintenant deux heures que je poireaute au bord
de la route, assis sur mon sac, en m'entrainant a faire
des noeuds marins avec un bout de ficelle. (J'ai lu
recemment un article sur ce sujet dans l'edition sud-africaine
du magazine FHM, mais je n'arrive plus a me rappeler
du principe de ce fichu noeud de Carrick. J'en suis
au moins a ma vingtieme tentative, toujours infructueuse:
comme un genre de casse-tete chinois, ca m'occupe
a peu de frais.) "On" m'avait prevenu: les automobilistes
ne s'arretent pratiquement jamais, effrayes par un tas
de legendes invraisemblables mettant en scene des auto-stoppeurs
sanguinaires dont le seul but serait de trucider les conducteurs
a coup de revolver pour voler leur argent. Peu probable dans
dans un pays ou etant donne la taille ridicule et le caractere
epars des villes, un meurtrier itinerant serait repere
en moins d'une heure. Enfin bon. Apparemment, la France n'a
pas le monopole de la psychose securitaire. Ca vient probablement
comme un bonus avec la civilisation occidentale.

Au fait, vous vous demanderez certainement ce qui me pousse
une fois encore a attendre avec angoisse au bord d'une route
improbable plutot que de rallier au plus vite la civilisation
sud-africaine. Mes efforts routiers sont cette fois-ci dedies
a une femme que j'ai beaucoup aime: en hommage a sa passion
pour l'equitation, et comme un pied de nez au fait qu'elle
n'a pas su traverser ses peurs pour m'accompagner dans
ce voyage, j'ai decide de partir a la recherche des chevaux
du Namib. Pour connaitre en detail l'histoire de ces chevaux,
je vous recommande chaudement la lecture du livre suivant:
"Ma vie avec les chevaux du bout du monde", par Jacqueline Ripart.
Ne vous laissez pas refroidir par la nullite du titre,
le contenu est absolument saisissant.

D'apres la nenette en charge de l'office du tourisme
de Keetmanshoop, les chevaux sauvages du Namib devraient
etre visibles depuis le ranch de Klein Aus, a mi-chemin
entre Keetmanshoop et Luderitz. Encore faudrait-il que
quelqu'un s'arrete pour m'y conduire.

10:30
Coup de chance: un papy jovial et combinard stoppe son
gros bus a ma hauteur. Il doit emmener le bus vide
a Rosh Pinah pour aller chercher un groupe de touristes.
En chemin, il ramasse tous les auto-stoppeurs en leur
demandant une participation financiere pour arrondir
sa fin de mois. La bifurcation vers Rosh Pinah est
avant Aus, mais pour 40 dollars namibiens (4 euros),
il me deposera a Klein Aus. On the road again !

15:00
Le camping du ranch "Klein Aus Vista" est ecrase
par le soleil et balaye par le vent, entoure de montagnes
arides faites d'enormes amas de roches arrondies.
La vegetation desertique souligne la dominante ocre-jaune
du paysage d'un peu de vert et de gris. Ma tente igloo
ne sera qu'un point bleu negligeable dans toute cette
immensite.


Mercredi 11/9/02 - Klein Aus - 26o30'20"S 16o14'3"E 1405m - Soleil,
vent fort

Changement de programme: les chevaux sauvages ne se
trouvent pas a Klein Aus. Leur paturage officiel et protege
est en fait situe a Garub, 20 kilometres plus loin
en direction de Luderitz. Garub, l'un des lieux magiques
evoques par Jacqueline Ripart. Avant de continuer ma quete,
je decide toutefois de partir a l'assaut des hauteurs
de Klein Aus.

Les balises blanches signalant le sentier de randonnee
cree par les proprietaires du ranch sont a demi-effacees,
absorbees par le paysage. GPS au poing, je m'entete contre
le puissant vent froid qui s'est a nouveau leve ce matin.
Tour a tour perdu puis de nouveau guide par le sentier,
je passe la journee a crapahuter dans les rivieres assechees,
la vegetation epineuse et les roches aux formes etranges.
Les montagnes de Klein Aus dominent d'immenses plaines
rocailleuses. Aucun humain visible, a peine quelques
antilopes et de petits oiseaux. Le lit sablonneux
d'une rivier revele les traces d'un leopard. L'ensemble
degage une beaute sauvage qui suscite l'emerveillement,
mais aussi la convoitise: Klein Aus est une terre privee,
cloturee, interdit a ceux qui n'ont pas paye le camping
ou le droit d'entree.


Jeudi 12/9/02 - Garub - 26o35'41"S 16o4'32"E 872m - Soleil, vent froid

Charles et Erin, les americains qui m'avaient depose
a Keetmanshoop, sont finalement revenus de Fish River Canyon
pour visiter Klein Aus. Aujourd'hui, ils ont decide
d'explorer les alentours de Luderitz. C'est une chance
inesperee: nous passerons la journee ensemble et ils
me deposeront a Garub sur le chemin du retour.

Luderitz est un genre d'anachronisme geographique,
un "ana-geographisme" completement surrealiste:
l'allure de la ville est celle d'un bourg bavarois,
avec maisons a colombages et couleurs pastel. Sauf
que ledit bourg bavarois est borde d'un cote par
une immense etendue de dunes sahariennes, et
de l'autre par une cote atlantique sauvage peuplee
de phoques, de dauphins et de pingouins. Incroyable,
mais pourtant vrai.

Charles et Erin, qui sont biologistes professionnels,
ont opte pour passer l'apres-midi a observer la faune
locale depuis la reserve publique de Diaz Point.
Devant la replique de la croix plantee ici par
Bartolomeu Dias en 1488, je me demande ce qui a bien
pu traverser l'esprit de ce navigateur portugais
lorsqu'il a aborde cette cote inhospitaliere,
peuplee d'une faune aussi etrange. Mais je suis arrete
net dans le courant de cette pensee romantique par l'odeur
de la colonie de phoques affalee sur l'ilot faisant
face a la croix. Comme j'avais deja eu l'occasion
de le verifier avec Sylvie a Cape Cross, plus au Nord,
entre Swakopmund et Torra Bay, la reputation des phoques
est pleinement justifiee: ca fouette, grave.

En fin d'apres-midi, nous reprenons la route bordant
la voie ferree desaffectee. L'approche de la reserve
de Garub est signalee par l'une de ces gares fantomes
au nom ecrit en alphabet gothique: encore un anageographisme
amusant. Puis c'est un panneau touristique a fond marron:
"Garub, Wild Horses". Une piste sablonneuse nous conduit
vers un abris en bois, un kilometre apres la route.

Et ils sont la, beaux et vigoureux, d'un brun profond et
coiffes de longs crins noirs. Ils sont en bien meilleure
sante que ce que j'avais imagine.

Cela fait un drole d'effet de se retrouver dans un livre.
Keetmanshoop, Luderitz et finalement la lande desertique
de Garub, autant de lieux qui etaient venus habiter mon
imagination par le biais de la lecture. Autant de lieux
qui, tels des ectoplasmes, sont finalement sortis
d'un imaginaire pour envahir ma realite. Et quelle realite !

Sur un fond de collines aux nuances ocres et roses se detache
la lande jaune sable moiree de touffes d'herbes vertes. Dans
cet immense espace, le seul element a caractere humain est
l'abreuvoir de zinc adosse a un muret en pierres naturelles.
Ils sont la, tout autour. Ils s'ebattent, font l'amour,
se roulent par terre, poursuivent leurs petits. A les voir
la plupart du temps domestiques, j'en avait oublie que le trot
ou le gallop sont leurs allures naturelles.

Le sentiment inspire par des chevaux evoluant en dehors de toute
presence de l'homme est tres particulier, tres fort. Ils replacent
l'intelligence, la force et la sensibilite au rang de facteurs
naturels, existant en dehors de toute intervention ou meme
de toute interpretation humaine. Les chats, les chiens ou
les differentes betes sauvages n'en refletent pas autant:
l'on verra en eux tout au plus une ou deux de ces caracteristiques.
Mais le cheval en liberte donne l'impression d'un animal complet,
n'eut ete sont etrangete a toute forme de technologie. C'est
precisement cela qui fait son charme: la candeur qu'il inspire
malgre son immense pouvoir. Mais il y a meme plus. La beaute
du spectacle d'un cheval sauvage au gallop va jusqu'a l'extraire
du regne animal, jusqu'a en faire un pur element de puissance,
d'agilite, de vitesse et d'espace. Un ange de liberte, dont
la rencontre marque le coeur a tout jamais.


Apres le depart de Charles et Erin, bien abrite du soleil et du vent
dans le petit refuge en bois, je contemple encore les chevaux
pendant un long moment, en revant de liberte et d'amour perdu.
Deux ou trois voitures de touristes sont encore presentes.
Un touriste allemand d'une cinquantaine d'annees s'enerve
a voix haute: cela fait presque une heure que sa femme a disparu
a l'horizon de la lande immense, a la suite d'une famille
de chevaux qu'elle prenait en photo. Aurait-elle succombe
au chant des sirenes de la liberte, pour se fondre dans la nature
et ne plus jamais revenir aux cotes de son mari grincheux ?

19:00
Le soleil se couche. Les dernieres voitures de touristes ont
disparu. L'allemande est finalement revenue, et son mari
l'a vertement engueulee au lieu de respecter l'elan esthetique
qui lui a ravi sa femme pour quelques instants. Pauvre monde.
J'ai fait bouillir un peu de l'eau de l'abreuvoir pour cuisiner
quelques nouilles et un bon the chaud. J'ai deroule mon
sac de couchage a meme le sol. Belle etoile, lune brillante
et vent sauvage: liberte, quand tu nous tiens.


Vendredi 13/9/02 - Garub - 26o35'41"S 16o4'32"E 872m

10:00
Le vieux ranger me considere d'un oeil soupconneux.
"- Ou est votre vehicule ?
- Je n'en ai pas.
- Alors comment etes-vous arrive ici ?
- En stop.
- Vous avez dormi ici ?
- Pourquoi, c'est interdit ?
- Encore une fois: avez-vous dormi ici ?
- Disons que je suis reste assis a observer les chevaux.
- Ouais, bon, faites en sorte de trouver quelqu'un pour
  vous reprendre en stop aujourd'hui meme. 'Il est interdit
  de passer la nuit dans un parc national en dehors des zones
  prevues a cet effet'."
J'ai vu ce que je voulais voir, et j'ai passe la nuit a Garub:
pas besoin de lutter contre la douche froide du reglement.
De jeunes touristes allemands me deposeront a Aus, d'ou
j'attraperai le rare bus qui joint Luderitz a Keetmanshoop.
Ce soir, je me posterai a la station BP jusqu'au milieu de la nuit,
quand fera escale le bus Intercape a destination de Cape Town,
Afrique du Sud.
  Bye bye Namibia: j'ai maintenant rendez-vous avec la fin
de l'Afrique.


                                  -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --



Date: Sun, 27 Oct 2002 19:35:23 +0100
Subject: [Chroniques - 21] Reflections eparses a la fin de l'Afrique: Cape Town, Afrique du Sud.



Dimanche 20/10/02 - Cape Town - 33o56'9"S 18o24'59"E 50m - 20oC,
soleil, brise legere

Cela fait maintenant plus d'un mois que j'ai atteint Cape Town.
Une ville certes sympathique et cosmopolite, bordee d'un cote
par la mer et de l'autre par la montagne, mais dont
le caractere tres occidentalise et le cote superficiel
des habitants n'a plus rien a voir avec la vibration
du reste du continent.

Je suis venu ici avec un objectif precis: trouver
un passage en bateau vers l'Amerique du Sud. La realite
a depasse mes esperances. Grace au bouche a oreille,
quelqu'un m'a branche sur une compagnie organisant
le transport des bateaux de plaisance fabriques en Afrique
du Sud vers leurs ports d'attache, la plupart du temps
des societes de location situees dans les caraibes.
Resume de ma rencontre avec Rick Flewelling, de Flewelling
Yacht Deliveries Ltd., le portrait parfait du Pere Noel
en short bleu marine:
"- Votre CV nautique montre que vous avez l'experience
necessaire, ca devrait passer aupres des assurances
de la societe Moorings. Bon, j'ai regarde le tableau
des departs, nous avons une place vacante pour emmener
un catamaran de 12 metres a Tahiti. Ca vous tente ?
- !!?! (Gulp.)
- Ca sera vraiment le voyage de votre vie: rien que la traversee
du canal de Panama est un voyage en soi. J'aurais bien aime
le faire moi-meme, mais je suis actuellement trop occupe
avec la compagnie. Ah, je me rappelle, je suis deja alle deux
fois a Tahiti. A chaque fois, il etait prevu que j'y reste
deux semaines et j'y suis reste deux ans. C'est vraiment
un endroit super. Bon, alors ca vous tente ?"

100 jours de bateau pour traverser deux oceans. Pas de supermarche,
pas de television, pas de pollution. Juste trois membres
d'equipage et les forces de la nature pour mouvoir un palace
flottant. L'occasion, enfin, de savoir ce qu'on ressenti
Christophe Colomb, Magellan, Vasco de Gama et tous les autres.
Vraiment, gulp.

"- Euh, oui, je crois que je suis interesse. Euh, en fait,
je crois que je suis meme tres tres interesse."

Et j'ai signe, pour le meilleur et pour le pire, sans etre
sur a 100% de ce qui allait m'arriver. Mais n'est-ce pas la
la veritable definition de l'aventure ? Depart prevu
aux alentours du premier novembre.


En attendant je me suis installe a Oak Lodge, encore l'un de ces
hotels pas chers pour voyageurs a sac a dos. Pour me tenir
occupe et pour payer mes nuits de dortoir, je bosse pour
le proprietaire. Le jeune fils de ce dernier souffre
d'un cancer du cerveau. Pour pouvoir penser a autre chose
qu'aux complications de la derniere intervention chirurgicale
pratiquee recemment sur son enfant de 7 ans, le pere passe
sa vie a casser et a renover le batiment d'Oak Lodge. Derniere
modification ? Tout repeindre en blanc. Comme dans un hopital.

Or donc, avec mon doctorat en informatique, je casse des murs,
je transporte des sacs de pierres de plus de 80 kilos et
je fais du beton: ca remet un peu les choses a leur place.
Je pense parfois a mon pere, ne d'une famille croate
pas tres riche, qui faisait le docker a Hambourg dans
sa jeunesse pour pouvoir visiter l'Allemagne. Quand j'etais
gosse, il me racontait souvent cette histoire:
"- On transportait des caisses et on crevait de faim.
Le contremaitre nous engueulait en mangeant d'enormes
sandwiches au jambon, avec le beurre qui lui coulait
au coin des levres. Mais on serrait les dents et on
continuait pour gagner de quoi voyager."
Mon pere est maintenant chef d'entreprise en semi-retraite:
il reste consultant parce que ca le fait toujours vibrer
de se battre pour le business. Est-ce qu'il y a un lien ?
Peut-etre. En tout cas, il est certain que ma propre jeunesse
a ete beaucoup plus facile que la sienne. Avec ce voyage,
j'essaye de remettre un peu de poids de l'autre cote
de la balance. Je ne suis pas sur que mon pere comprenne
cela: j'ai parfois l'impression qu'il me considere simplement
comme un type de 30 ans qui ne travaille pas, quelqu'un qui
dilapide de l'argent sans rien construire. Differentes
generations, differentes cultures: il avait un but la ou
je n'ai "que" une opportunite. Toutefois, ce qu'on ne pourra
pas m'enlever, c'est le courage que j'ai d'exploiter cette
opportunite malgre le fait qu'elle aille a l'encontre
des standards imposes par ma propre culture (travail,
maison etc.). Ce courage a-t-il une valeur ? Il est vrai
que je ne suis moi-meme toujours pas certain du caractere
de ce que je suis en train de vivre: facilite sterile,
liee a l'absence des contraintes de la vie occidentale
"standard", ou difficulte constructive, liee aux challenges
qui jalonnent le voyage ? Le resultat de mon pari se mesurera
avec le temps. Aucun retour en arriere ne sera plus possible.

Ce qui est en tout cas certain, c'est que ce voyage fait
fonctionner ma sensibilite et mon imagination a fond.
J'ai traine mes bottes sur le Cap de Bonne Esperance
(34o21'26"S 18o28'34"E 87m) qui n'est pas, comme je le croyais,
le point le plus au Sud de l'Afrique. Le point le plus au Sud,
c'est le Cap Agulhas (34o49'60"S 20o00'00"E 16m), avec
sa reelle ambiance de confins du monde: ligne d'horizon
verdoyante du cote terre, dont la platitude est soulignee
par la presence d'un phare monumental; vagues puissantes
et cote dechiquetee du cote mer, comme pour dissuader
quiconque de s'elancer vers le pole Sud. Et toujours
l'esprit des explorateurs disparus qui plane dans l'atmosphere.


Explorateurs disparus qui, eux aussi, ont un jour quitte
l'Afrique pour decouvrir d'autre continents. A la veille
de mon depart, le moment est venu de se poser la question:
quelle image et quelle enseignement garderai-je de l'Afrique ?

Mon sentiment dominant est celui d'un desordre enorme et
sans espoir, induit par la rencontre forcee de deux types
de cultures totalement incompatibles. D'un cote, la culture
occidentale, avec ses notions de propriete, d'individualisme
et de rationalisation des ressources naturelles. De l'autre,
des cultures ou la survie passait par le partage, le groupe
et la jouissance passive des richesses naturelles. Les peuples
d'Afrique Noire n'ont pas d'histoire, pas d'ecriture, pas
de theories philosophique ou artistiques. Et pourtant ils
ont une identite qui aurait, a mon sens, merite plus de respect.
Nous leur envions aoujourd'hui leur cote "utopie naturaliste",
permis par la richesse paradisiaque de la nature africaine.
Mais nous avons tout casse en essayant d'y introduire de force
les aspects les plus marquants de notre "civilisation":
pour commencer capitalisme, et pour finir, democratie
soi-disant multipartite. Nous les avons pietines au passage
des bottes de notre superiorite guerriere, pour les induire
en esclavage. Le resultat ? Des gens qui ne savent plus tres
bien qui ils sont, perdus entre le desir de nous ressembler
et l'incompatibilite de leur heritage culturel vis a vis
de celui des cultures occidentales. Leur complexe d'inferiorite
est enorme: je me rappellerai toujours de ce tanzanien
qui me demandait de reparer son velo parce que "vous
les blancs vous savez tous tout faire, il n'y a qu'a voir
toutes vos richesses et toutes vos industries". Il est vrai
qu'avant la colonisation, leur esperance de vie n'etait pas
tres elevee, et que leur "niveau de vie", pour autant qu'une
telle chose puisse etre quantifiable, etait globalement
plutot bas. Mais il semble qu'ils aient ete heureux ainsi,
et il est certain que l'"amelioration" que nous leur
avons apportee aurait pu s'operer avec plus de respect pour
l'alternative culturelle fascinante qu'offrent les cultures
traditionnelles africaines. Pouvez-vous imaginer une societe
sans instinct de possession, donc sans les notions de vol
ou de convoitise liees a la notion de propriete ? Non ?
Moi non plus, ou du moins pas avec precision. Pourtant,
quelque chose me dit que je me sentirais beaucoup plus libre
au sein d'une telle societe. Ce genre de societe a existe,
et nous l'avons detruit sans meme prendre le temps d'en etudier
les aspects les plus positifs, pour eventuellement pouvoir
nous en inspirer. Ce qui est considere comme la victoire
evidente d'une culture sur une autre n'est peut etre en fait
qu'une immense defaite, l'ignorance aveugle d'un tresor
de sagesse par une culture trop sure d'elle meme.

Quelle est la poule, quel est l'oeuf ? Devient-on sensible
a la richesse de la difference quand on commence a voyager ?
Ou bien y a-t-il une verite dans l'aveuglement meme, comme
s'il etait la necessaire partie noire et destructrice
d'un monde necessairement bipolaire ?


Voila qui clot le chapitre africain de mon voyage. Au cours
du mois qui vient, je serai en mer, coupe de tout moyen
de communication. Je tacherai de vous ecrire depuis Ste Lucie
et/ou Panama, des que nous aurons touche terre, pour vous
faire part de mes impressions nautiques.


En attendant, merci a tous ceux qui m'ont envoye de leurs
nouvelles. Votre esprit voyage ainsi avec moi: ca m'aide
parfois a supporter la solitude. L'amitie sincere est
comme l'amour: le respect des choses vecues ensemble,
et l'ouverture de tout un monde de possibilites.
Je vous attends au detour de la planete pour qu'on
construise encore ensemble ces instants memorables,
ceux qui sont l'essence meme de la Vie, avec un grand V.

A bientot;
                                      -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --


Date: Thu, 27 Mar 2003 18:49:40 +0100
Subject: [Chroniques - 22] Le retour des chroniques: Atlantique !

 
Mercredi 26/3/2003 - Santiago de Chile - 33o26'30"S 70o39'57"W 533m -
26oC, soleil     
     
10:20     
Un rayon de soleil eclaire le patio. La "Casa Roja" se reveille     
et s'agite. Certains backpackers a la mine chiffonnee preparent     
paresseusement du cafe pour dissoudre la gueule de bois 
des longues discussions de la nuit. D'autres, frais comme 
des roses, ont deja minutieusement prepare leurs sacs a dos 
et piaffent d'impatience en attendant l'heure de leur bus: 
leurs yeux brillent de l'appel de la route.     
  J'ai elu domicile pour un petit moment dans cette maison 
classique du debut des annees 1900, convertie par un couple
d'australiens en auberge de jeunesse privee. Avec ses plafonds
a moulures dorees, ses parquets en bois, son double patio
mais aussi ses fissures, ses vitres brisees et ses boiseries
decaties, le tout baigné dans une ambiance musicale de techno
et de pop actuelle, l'endroit ressemble a un squat post-moderne.
Les renovations suivent leur cours petit a petit, indifferentes
au tourbillon des backpackers qui vont et viennent a l'assaut
de l'Amerique du Sud. Ici, le passe se mele au futur pour
affirmer, comme par une alchimie temporelle, que la vie
est faite d'instants. Des instants de peur, de joie, d'effort,
d'amitie, de decouverte...

Le decor s'estompe, devient transparent, se fond en   
une perception aveugle alors que je rentre en moi-meme:   
je vais tenter de m'abstraire de l'energie environnante   
pour pouvoir revivre ces trois derniers mois de voyage,   
et liberer enfin ma plume retenue jusqu'alors par     
un exces de mouvement.     

                          -*-     
     
Dimanche 1/2/2002 - Cape Town - 33o56'9"S 18o24'59"E 50m     
6:00     
Est-ce la lumiere du soleil levant, ou bien une sensation plus     
speciale qui rendent ce moment si particulier ? Ce matin,     
les palmiers du dehors brillent d'une lumiere qui semble plus     
intense, l'atmosphere lumineuse de la cuisine d'Oak Lodge     
est remplie d'une energie inhabituelle, et mes corn-flakes     
eux-meme ont un gout particulier: celui du depart, celui     
de l'aventure. C'est aujourd'hui que j'embarque, aujourd'hui     
que je vais quitter la terre ferme pour 100 jours d'existence     
dans un monde totalement maritime, totalement inconnu.     
     
Cela fait maintenant plus d'un mois que j'ai assiste a la mise     
a l'eau du Leopard 4200 numero 24 des chantiers Robertson &
Caine, un catamaran de 42 pieds. L'evenement a pris un veritable
air de naissance lorsque le mat et les voiles ont ete ajustes     
sur la coque nue, alors que celle-ci venait d'etre deposee     
delicatement sur les eaux d'Elliot Basin par une immense grue     
telescopique (les cigognes delivrent les bebes, mais ce sont     
les grues qui delivrent les bateaux).     
  Puis ce fut une longue attente teintee d'incertitude:     
finition laborieuse du bateau par le chantier sud-africain,     
puis retard dans son paiement par la societe de location     
Moorings, puis retard dans l'emission de l'un des papiers     
officiels, tout a transforme ce depart en arlesienne. On     
pouvait avoir a partir des le lendemain comme a attendre     
deux mois de plus. Je vous laisse imaginer l'ambiance     
d'angoisse et de desoeuvrement dans laquelle j'ai alors     
vecu a Oak Lodge. Admettre que le hasard commande une part     
importante de notre vie (ne serais-ce que l'heure de sa fin)     
est une chose, etre confronte directement a ce fait sur le plan     
pratique en est une autre: dans l'impossibilite de rien prevoir,     
chaque jour devait etre fait de buts a court terme, sans reelle     
perspective autre que celle d'un depart suspendu comme     
le couperet d'une guillotine.     
     
Mais c'est alors qu'enfin, en ce premier decembre de l'an     
de grace 2003, nous allions partir. Nous: Kenneth, Darryl     
et moi. Dans l'ordre hierarchique.     
     
Kenneth Hoiem: le skipper. Suedois, blond biensur, maigrichon     
et musculeux. Il a 42 ans et en parait 26. Il a passe 20 ans     
de sa vie a voyager, en vivant de boulots saisonniers tels     
que barman, moniteur de ski, macon ou pecheur en haute mer,     
et en passant le reste de son temps en vacances, a visiter     
les endroits les plus recules du monde.
"C'etait un luxe reel, Sacha, de n'avoir aucune idee de
ce qui allait m'arriver le lendemain, et de pouvoir ainsi
apprecier au maximum chaque instant de ma vie. Je me suis
battu pour cela, par exemple pour trouver du travail. Mais
quand tu veux vraiment quelque chose, tu finis toujours
par l'obtenir. Actuellement, j'ai eu plutot tendance
a  m'installer a Cape Town. Je possede une etagere ou mes CDs
sont bien alignes dans leurs boites d'origine, et j'ai
probablement trop de materiel (de plongee, de voile et de ski)
pour pouvoir demenager demain en n'emportant qu'un simple
sac a dos. Mais apres tout, qui sait..."     
  Il a tache de tirer le maximum de sa jeunesse, qu'il considere     
comme un cadeau precieux, et continue aujourd'hui sur sa lancee.     
Cela dit, il reconnait lui-meme qu'une existence nomade     
ne permet pas de construire quoi que ce soit de permanent,     
de "significatif". Parfois, un nuage passe sur son front     
quand il evoque son divorce apres 15 ans de mariage avec Karen,     
une hotesse de l'air anglaise. Ou bien c'est un sourire ambigu     
qui eclaire son visage quand il parle du comportement des enfants
de son frere.     
     
Thomas Darryl Mitchell sera le matelot en second. 27 ans,     
solidement bati, blond lui aussi, ce fils de proprietaires     
terriens, descendants d'afrikaners anglais, a decide     
de vivre pour un temps des metiers de la navigation a voile
(convoyages ou bien equipage hote sur les bateaux de location).
Il espere que cela lui laissera le temps de preparer un masters
par correspondance dans le domaine de la finance. L'annee
derniere, il etait le directeur financier d'une petite
entreprise d'analyses medicales. Il a donne sa demission
lorsqu'il a eu enfin trouve une place de skipper a Tortola,
l'une des Iles Vierges Britanniques. Malheureusement,
il s'agissait d'un boulot prevu specifiquement pour les couples
et sa copine l'a quitte a ce moment la, plus tres sure de vouloir
vivre une vie aventureuse quand le plan est devenu concret. (Ah,   
les femmes...) Il travaille donc comme convoyeur en attendant     
d'autres opportunites.
  De ses parents (pere avocat, mere au foyer)     
et de sa vie a la ferme familiale, il a herite d'un fond     
de valeurs relativement conservatrices. Son education,     
son intelligence et l'annee qu'il a passee en Angleterre     
lui ont permis de s'en distancer et d'avoir une vision plutot     
ouverte sur les choses. Un drole de melange, donc, saupoudre     
d'un humour flegmatique et incisif surgissant a chaque coin     
de conversation.     
     
Et me voila, moi, simple matelot, avec une experience tres
limitee de la voile, engage a bord sur la foi d'un CV nautique     
partiellement bluffe, coince entre une moitie de viking     
passionne de voyages et un fils de l'Apartheid sarcastique     
mais converti. Pour traverser deux oceans. Ca allait promettre.     
     
     
14:00     
La ville de Cape Town s'eloigne lentement, et la forme
caracteristique de Table Mountain se dessine maintenant
sur l'horizon. Nous avons enfin largue les amarres, apres
quelques derniers preparatifs relatifs a l'embarquement.
Comme pour saluer notre depart, un gigantesque incendie
remonte le long de Signal Hill. Nous n'en demandions pas tant.     
     
15:00     
"Homme libre, toujours tu cheriras la mer." Certes, mais tu     
emettras quelques doutes quant au fait que la mer te cherisse.     
Je suis etale sur la banquette du salon, apres avoir vomi     
la totalite du petit dejeuner americain que nous avons pris     
en guise de lunch. La mer est tres agitee, et je suis cloue     
la par un mal de mer comme je n'en ai jamais eu de plus fort,     
jusqu'a en avoir des picotements tout le long des bras. On ne   
passe pas sans transition de la terre ferme a un environnement   
aussi mouvemente que celui d'une machine a laver.   
  Je decouvre en effet a mon grand dam que les mouvements   
d'un catamaran de 12 metres sont beaucoup plus desordonnes   
que ceux d'un monocoque de la meme longueur. Faites l'essai   
vous-meme dans votre baignoire: laissez-y flotter un etui a   
brosse a dents, beaucoup plus long que large, et une boite   
a savon, rectangulaire et plutot compacte. Amusez-vous a faire   
des vagues, et etudiez le resultat. Le cylindre oblong oscillera   
le long d'axes bien bien definis, avec plus de tangage que   
de roulis. Le rectangle oscillera dans tous les sens, avec   
une petite preference pour les diagonales tordues. Bon. Eh bien,   
je suis sur le rectangle.   
  Mais laissons la les paraboles de la physique pour revenir   
aux metaphores du francais: le bateau est comme un gros animal   
retif sur le dos duquel nous sommes juches tant bien que mal,   
et qu'il nous faut dompter alors qu'il nous secoue dans   
tous les sens.   
   
J'avoue que l'idee d'arreter tout et de me faire deposer a terre   
pendant qu'il en est encore temps s'est imposee un bref instant   
a mon esprit. Mais l'une des choses les plus importantes   
que le voyage m'ait apprises est a avoir confiance en la   
merveilleuse resilience du corps humain, comme un fondement
pour toutes les patiences. Attendons, et la nature fera le reste.
Enfin, je l'espere...   
   
   
Mardi 3/12/2003   
  Heureusement, Kenneth et Darryl ont ete comprehensifs.   
Ils ont pris en charge la totalite du bateau pendant   
mes deux jours d'agonie sur la banquette du salon. Depuis   
aujourd'hui, ca va mieux: j'ai recommence a manger, je me   
rehydrate a coup de litres de the sans sucre (moins ecoeurant)   
et de soupes minute, et je prends mon tour dans le cycle des 
quarts (les tours de veille pendant lesquels on controle le 
fonctionnement du bateau). Toujours un peu sonne, et completement
a l'ouest. Mais bon, je l'ai voulu, maintenant j'y suis, alors
forcement j'y reste.   
   
Petit a petit, la vie a bord s'organise selon un cycle de trois 
heures de quart suivies de six heures de temps libre. Celui qui 
est de quart a six heures du soir prepare le diner. Cela revient
a vivre au rythme d'un genre de courte semaine de trois jours:   
   
heure  | 0-3  3-6  6-9  9-12 12-15 15-18 18-21 21-0 |   
jour 1 |  L    Q    L    L    Q    L    L    Q  |   
jour 2 |  L    L    Q    L    L    Q    L    L  |   
jour 3 |  Q    L    L    Q    L    C    Q    L  |   
                L=libre, Q=quart, C=cuisine   
   
Les quarts doivent etre tenus face a la barre, situee dans 
la partie ouverte du cockpit, quels que soient l'heure ou le temps. 
En effet, il s'agit de garder un oeil sur les instruments, les 
voiles et la meteo pour prevenir tout changement inopine dans les 
conditions de navigation. Il s'agit aussi de scruter la mer pour
eviter les collisions: un cargo, dont la vitesse moyenne est
en general de 15 noeuds (alors que notre vitesse moyenne est
de 6 noeuds, 1 noeud = 1 mille a l'heure, 1 mille = 1852 metres)
pourrait theoriquement nous atteindre en 7 minutes a partir
de l'horizon, pour autant que nous ayons la malchance
de nous trouver sur sa trajectoire de collision. Qui plus est,
a l'echelle des cargos, notre petit voilier n'est qu'un point
microscopique dans le paysage environnant: ils ne nous voient pas.
Cela dit, vu la faible densite de bateaux peuplant le milieu des   
oceans, le risque effectif de collision est plutot theorique:
le gros du stress des quarts est lie en pratique aux changements 
meteorologiques. Il faut par exemple reprer les grains, nuages
noirs de taille variable qui peuvent generer subitement un vent
local tres fort. Un petit grain peut suffire a doubler la force
du vent en 30 secondes, et un spinnaker bien gonfle (le spinnaker
est la grosse voile ronde qu'on utilise par vent portant, c'est
a dire vent arriere) peut exploser instantanement sous l'influence
de ce violent surcroit de pression. Comme vous l'aurez compris,
une veille n'est pas de tout repos. On peut a la rigueur lire
un peu, etudier les etoiles ou laisser son esprit vagabonder
quelques instants, mais toute activite est subordonnee a la bonne
marche du bateau, qui requiert en elle-meme une attention
suffisamment soutenue. 
  Le temps libre n'est lui-meme pas si libre que cela. D'abord,
on dort beaucoup a cause du changement de rythme impose par
les quarts. C'est un sommeil etrange, peuple de reves bizarres
dont les angoisses sont peut-etre a l'origine des monstres
dessines sur les anciennes cartes marines. Un sommeil trouble
par les mouvements et les clapotis du bateau. On pourrait croire
qu'un bateau a voile est silencieux, mais pas du tout:
le chuintement continu de la coque et le battage
des vagues sur la surface plane du pont du catamaran,
ininterrompus et obsedants, sont presque aussi intenses
que le bruit d'un traffic urbain. 
  Par ailleurs, Kenneth attend de l'equipage que nous prenions
spontanement en charge les mille taches menageres ou techniques
relatives au fonctionnement du bateau: faire la vaisselle, nettoyer
le pont, lessiver les torchons, resserrer tel ou tel ecrou,
gratter les taches de rouille, et si l'on veut faire preuve
de bonne volonte il y a toujours quelque chose a faire. Le temps
de reel loisir s'en trouve d'autant plus limite. En 35 jours d'ocean
Atlantique, je n'aurai lu que 5 livres et pas ecrit une seule ligne:
convoyer un bateau est un travail serieux. Cela dit, les difficultes
de l'experience sont largement recompensees par les merveilles
d'une myriade d'impressions marines uniques en leur genre. 
 
                            -*-

                    IMPRESSIONS MARINES 

 
Vendredi 6/12/2002 - 3:45 
En cette nuit sans lune, j'en suis a mon second tour de quart 
nocturne. La constellation du Belier (mon signe) vient de
disparaitre derriere le mat et le bimini (la toile abritant
la partie ouverte du cockpit). J'ai maintenant le loisir
d'etudier Orion et le Taureau. Alors que je m'efforce de comparer
le ciel a mon recueil de cartes celestes, je suis surpris
de decouvrir combien les constellations bougent et se deforment
en fonction des mouvements du globe terrestre: le ciel nocturne
est vivant, et les caracteres legendaires qui le peuplent
s'y promenent et s'y etirent a loisir. 
  En l'absence de la lune, rien ne distingue plus la ligne
d'horizon de la masse obscure de l'eau, impenetrable et uniforme.
Alors que je scrute la masse noire a la recherche d'un eventuel
cargo, mon oeil est attire l'espace d'un instant par une lumiere
fuyante situee a quelques metres du bateau, trop proche et trop
diffuse pour etre celle d'un signal de navigation. Je medite
l'etrangete du phenomene, et mon regard errant s'arrete un moment
sur le sillage du bateau, illumine des mille etincelles vertes
resultant du derangement du plancton phosphorescent. S'agirait-il
du meme phenomene ? La mer m'apporte la reponse: en un eclair,
nous traversons un essaim de grosses meduses, elles-meme
phosphorescentes, brillant d'une lumiere bleue aussi intense
que celles d'un groupe de neons. Lumiere et mouvement, au dessus
et en dessous: certains instants de grace, parfois, rappellent
a l'homme combien le monde qui l'entoure regorge 
de diversite et de merveilles naturelles. 
 

Mercredi 11/12/2002 - matinee 
Cela fait une dizaine de jours que nous sommes partis, et l'air et
l'eau se sont significativement rechauffes: de 20oC en moyenne pour
l'eau, on va bientot passer a 30oC. Ce que je prend tout d'abord
pour de petits oiseaux planant au raz des vagues sont en fait
les premiers poissons volants, omnipresents dans les mers chaudes.
Leur vol tient plus de celui de la libellule que de la trajectoire
ballistique: ils emergent subitement d'une vague et planent
au ralenti a 20 centimetres de la surface, selon une trajectoire
incurvee vers la droite ou vers la gauche. Il s'agit en fait
d'un mecanisme de defense: imaginez l'etonnement et la confusion
du predateur voyant disparaitre sa proie a la surface du ciel,
sans aucun moyen de savoir ou elle va reapparaitre. Nous aurons
la preuve quelques jours plus tard, en assistant a un acte
de predation a la fois terrible et comique, que les poissons
vivant en groupe sont en fait les pires ennemis des poissons
volants: en amerrissant en plein milieu d'un banc de petits thons,
un poisson volant malchanceux provoquera un effet similaire
a celui de l'introduction du ballon de rugby a l'interieur
de la melee. On trouve aussi parfois un ou deux de ces pauvres
poissons volants echoues sur le trampoline (genre de filet
souple reliant les coques a l'avant du catamaran), particulierement
les jours de gros vent. Leurs ailes aux nervures apparentes
evoquent les machines volantes de Leonard de Vinci, Lilienthal
ou Clement Ader. Leur odeur poissonesque colle aux doigts
avec persistence. 

 
Vendredi 13/12/2002 - 17:00 
Je viens de refermer "People Magazine" et je tourne mon regard vers 
la mer. D'un monde de couleurs criardes, de strass, de sourires 
carnassiers, de beautes artificielles et de romances improbables 
(saviez-vous que Salma Hayek sort avec Edouard Norton ?!?),
je passe a un paysage uniformement gris-bleu. En cette fin
d'apres-midi, un faisceau de rayons solaires argentes s'echappe
d'une couche de petits stratus plats pour transformer
une partie de la mer en une flaque de mercure scintillante,
herissee d'une myriade de vibrations. La purete du paysage
est renforcee par l'impression d'artifice et de vulgarite
que m'a laisse le magazine. Contraste, contraste, et encore
une fois je cherche un sens dans les choses, une verite.
Hier encore, au cours de l'un de nos debats amicaux,
Kenneth a lance: 
" Ce que nous vivons sur ce bateau n'a rien a voir avec
la vraie vie: pas de declarations d'impots ni de percepteur,
pas de reels soucis quotidiens pendant ces trois mois
de navigation." 
  J'ai retorque: 
"- C'est la vraie vie pour nous, puisque nous la vivons. 
- Sacha, tu refuses de voir la verite: un paysan du Burkina Faso
qui doit labourer son champ tous les jours pour nourrir
ses 12 enfants ne POURRA jamais faire ce que nous faisons." 
Je pense: certes, mais le voudrait-il seulement ? 
  Le voyage continue de bousculer beaucoup des convictions
a travers lesquelles j'ai tente jusque la de me definir.
J'aime toujours a croire que le pouvoir de la volonte
est indestructible, meme apres avoir vu vivre en Afrique
des gens a qui la vie offre des choix relativement restreints.
Le paysan burkinabe dispose d'un espace de choix different
du miens. Cet espace de liberte est-il "moins" grand,
"moins" bon que le mien ? La liberte a-t-elle un poids,
une dimension que l'on peut juger et ordonner sur une echelle ?
Gwyneth Paltrow, avec ses millions de dollars, n'est-elle pas
elle aussi coincee par la necessite de faire son shopping a Paris
pour ne pas porter la meme robe a Milan qu'a New York lors des
15 receptions "people" de la premiere semaine du mois de septembre ?
Y a-t-il une maniere d'etre heureux ? 
  Alors que le soir tombe, le gris-bleu se transforme en gris-rose. 
L'impression de presence des divers elements du paysage varie au 
cours du developpement du coucher du soleil: l'oeil capte d'abord 
l'eau, enflammee par les zebrures dorees du ciel. Puis ce sont les 
nuages qui s'imposent, masses gris petrole sur un fond rose orange
a l'intensite de plus en plus reduite. Un coucher de soleil
tres beau, parmis des millions d'autres. Il ne faut peut-etre pas
chercher plus loin. 


Lundi 23/12/2002 - 17:30
Instant magique: notre catamaran est escorte par une quinzaine
de dauphins. Leur course en chasse-croise s'opere a vingt
centimetres de nous. Alors que notre vitesse de 6 noeuds
(a peu pres 12 kilometres/heure) necessite 3000 tours/minute
sur un moteur de 40 chevaux, les dauphins semblent glisser
dans l'eau sans aucun effort, avec une grace infinie.
  Nous arretons le moteur. Darryl plonge le premier,
avec masque et tuba. Je fouille desesperement mes affaires,
incapable de retrouver mes lunettes de plongee. Darryl refait
surface et me prete son equipement.

L'espace est bleu-vert, parseme de petites algues etranges
flottant a la surface du ciel. Le dauphin me regarde avec
un air etonne: qu'est'ce donc que ce ver blanc a quatre
extremites que viennent d'expulser ses deux grands poissons
blancs ? Prudent, il fait quelques tours a une distance
respectable, puis disparait dans les profondeurs immenses
du grand bleu.

Gonfles de joie suite a cette rencontre merveilleuse,
nous remettons le moteur en route pour continuer notre
course vers les cotes du Bresil.


Dimanche 29/12/2002 - 9:00
Comme pour saluer notre recente traversee de l'Equateur,
la boite de conserve reliee aux deux lignes de peche
que nous trainons continuellement vient de s'ecraser
contre la table du cockpit, avec ce bruit de cloche qui
n'a de cesse de rejouir Darryl. "Fish, fish, fish !
Tout le monde sur le pont !" Cette fois-ci, c'est un oahu
(bonite ?) de trois kilos qui s'est laisse prendre a nos
leurres en caoutchouc. Il viendra completer notre palmares
d'une daurade de deux kilos, d'un autre oahu et de deux thons
"skipjack" rejetes a la mer en raison des qualites mediocres
de leur viande. Pas terrible pour une traversee de 30 jours:
beaucoup de fausses touches n'ont rien donne de concret.
  Le poisson, immediatement hisse a bord, se trouve vide,
decoupe en filets et stocke au frigo avant meme d'avoir
eu le temps de realiser son triste sort. Pas si triste
que cela, au fait, vu qu'il donnera lieu a deux excellentes
fritures et a un succulent ragout a la facon thailandaise,
une experience culinaire personnelle impliquant 5 epices
et pas mal de citron vert. En effet, dans un espace
ou les loisirs sont rares et ou l'equipement culinaire
est spartiate, accorder un soin particulier a nos habitudes
gastronomiques est devenu un genre de challenge necessaire.


Mercredi 25/12/2002 - 18:00
Certes, le petit sapin en plastique pose dans le salon,
au pied du mat, a un air un peu pathetique. Certes, les chocolats
ont un gout distinctif de lessive, car la secretaire de Flewelling 
Deliveries les a mis dans le meme emballage que le savon-cadeau
pour son panier de Noel. Certes, ma famille et mes amis se trouvent
a 6000 kilometres de la, et le seul lien possible dans ces 
circonstances est une pensee desincarnee, aidee par quelques photos
affichees dans ma cabine. Certes, nous flottons seuls et abandonnes
de tous au beau milieu d'un desert liquide. Certes, nous pourrions
nous plaindre d'un Noel plutot tristounet. Mais Darryl a prepare
une excellente soupe a la courge, Kenneth s'est fendu d'une sauce
au poivre parfumee pour arroser quelques filets de boeuf fraichement
decongeles, et j'ai pour ma part prepare une bonne miche de pain
frais pour ne rien perdre de tout cela. Allez, Joyeux Noel: meme si
l'on trinque au jus de pomme petillant (L'alcool etant interdit
a bord par la compagnie d'assurances), on aura bien rigole.


Samedi 4/1/2003 - 16:00
Darryl revient verifier le GPS tous les quarts d'heure. Kenneth
brique frenetiquement sa cabine, puis le pont, puis la cuisine,
puis que sais-je encore. Pour ma part, je m'efforce de considerer
ce 35eme jour avec equanimite, tout en vaquant aux taches
habituelles. C'est en effet demain que nous atteindrons Sainte Lucie,
terra firma des Caraibes aux allures de terre promise apres
plus d'un mois de navigation a l'impact encore accentue par
une derniere semaine de meteo relativement pourrie (grosse houle
et averses frequentes). Cette nuit, nous ajusterons notre vitesse
pour arriver en vue des cotes vers les 5 heures du matin.

                            -*-

Dimanche 6/1/2003
5:00
J'ai herite du quart de 3:00 a 6:00, celui du lever du soleil,
pour l'approche de Ste Lucie. Un peu tendu, je concentre mon
attention sur les signaux environnants, petites etoiles
additionnelles emises par la cote encore lointaine ainsi
que par deux ou trois navires croisant dans les parages.
Avec mon peu d'experience, la perspective de gerer une approche
de nuit n'est pas faite pour me rassurer. Arrivee au "waypoint"
(point de repere sur le GPS), changement de cap pour longer
la cote, jusqu'ici tout va bien. L'intensite de la nuit
commence a peine a changer, alors que les contours des nuages
et des cotes apparaissent petit a petit, behemots encore menacants
sur un fond d'atmosphere obscure.
7:00
Comme par un lent processus photographique, le soleil termine
son role de revelateur d'une image esperee avec tant d'ardeur.
Des arbres. Des montagnes. De la verdure. Sur la FM, le son
du zouc et du reggae rugissent comme la bande son joyeuse
de notre retour a la civilisation. Nous croisons au large
de l'ile, enfin, attables devant un petit dejeuner robuste
prepare par Darryl. Et, sans pouvoir nous en empecher,
nous sourions comme des idiots.



La suite au prochain numero...
                                    -*- Sacha -*-
--       
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion       
and nonsense behind and performing our one and noble function       
of the time, move."       
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --

Date: Fri, 4 Apr 2003 04:30:17 +0200
Subject: [Chroniques - 23] Sainte Lucie


Dimanche 5/1/2003 - Mercredi 8/1/2002
Ste Lucie - 13o57'55"N 61o01'24"W 0m - 28-30oC, soleil


Ca commence par un abordage a Marigot Bay
Au milieu des cocotiers, des crabes et des voiliers,
Au milieu du chant sophistique des oiseaux exotiques,
On n'avait pas entendu d'oiseaux depuis si longtemps...

Oh mon ami, mon pote, mon frere,
car le temps est si long en mer,
et il est bien court sur la terre !

Et Dawn, la dondon pas doudou qui nous prete un dinghy
(Oh! Patronne, ne nous oublie pas !
  Oh manager au royaume de Moorings,
    aide nous, pauvres enfants de la mer...)
Pour sillonner les bars de la mangrove,
Parce qu'il n'y a pas de route
Et parce qu'on n'avait pas bu de rhum depuis si longtemps...

Et ca commence par un rhum, citron vert et un soupcon d'Angostura
Des bieres Python pour K & D
Pour aider le soleil a nous rendre un peu plus fous,
Un peu moins partis, quelque part revenus;

A ta sante, mon pote, mon frere,
Car le temps est bien long en mer
Et tellement court sur la terre !

Puis c'est une viree a Castries,
Dans un minibus fou qui court, court
Au milieu des plantations de bananes aux regimes emballes
    dans des sacs en plastique bleu
(Ca faisait si longtemps qu'on n'avait pas couru,
    pas vus d'arbres et de verdure;)

Et un poulet curry dans les rues etroites du marche,
Avec du fruit de l'arbre a pain,
Epices, piment et bois bande,
Partout la musique du reggae,
Baignant les rues aux maisons basses, temporaires, transitoires,

Des rues ou s'echappent des personnages Caraibes,
Des ecolieres aux visages purs, purs,
  qui deviennent grosses quand elles sont mures,
Un pirate qui lit l'Avenir dans ma main,
Pinky le rasta, pourvoyeur en fruits fins et ganja
  qui m'apprend a ouvrir les noix de coco avec un marteau,
      sans en perdre le lait...

Puis le temps qui s'arrete sur cette plage
Ou tu bronzes, mon pote, tu bronzes,
Et tu veux que le temps s ' a l l o n g e
Et tu pourrais mourrir d'une noix de coco tombee sur ta tete
                        ( PAF ! )

Car le temps est court sur la terre
Oh ! Mon ami, mon pote, mon frere,
Et il redeviendra long en mer !

Car il faut partir apres 4 jours,
Une fois que le bateau est lustre,
Rempli de pamplemousses, bananes, coco
Et l'equipage presqu'repose;

De nouveau emporter au loin
Le souvenir des oiseaux, des arbres, de l'humus,
Des fruits, des filles et de l'alcool,

Pour retourner au monde du sel, de l'eau et du mouvement
P e    e t    l.
    r p    u e    ..

Oh mon ami, mon pote, mon frere,
Une derniere fois, a ta sante !
Car le temps finit sur la terre,

et la  mer  s ' e t i r e    d  e  v  a  n  t      n    o    u    s
I          N          F          I          N          I          E

Oh mon ami, mon pote de 10 000 kilometres...


                                    -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --
Les archives des chroniques sont sur:
            http://www.idiap.ch/~sacha/travel_tale.htm


Date: Sun, 4 May 2003 00:05:31 +0200
Subject: [Chroniques - 24] Panama loca !


Dimanche 21/1/2003 - Mer des Caraibes

Nous avons repris la mer depuis 3 jours. Au milieu
d'une forte houle, faite de creux de 10 metres de haut,
notre bateau de 42 pieds glisse comme une vulgaire
planche de surf. A chacune de ses glissades, presque
incontrolees, il fait entendre un grondement sourd,
une resonnance inquietante. On dirait parfois qu'il
va s'enfoncer dans un mur d'eau, mais a la derniere
minute il se contente simplement de suivre le contour
des vagues en montagnes russes. Nous avons la chance
d'avoir le vent et la houle derriere nous, dans le sens
de la marche: le mouvement de surf augmente notre vitesse.

Le bateau, plus que jamais, ressemble a un mobile de Calder,
un assemblage d'angles et d'equilibres qui ne tient jamais
en place. Il y a l'angle du cap a maintenir, bouscule
par l'angle changeant du vent reel, lui-meme transforme
en angle apparent par la vitesse du bateau. Puis il y a
l'angle du courant qu'il faut compenser pour maintenir
notre route, tout en etant bouscules par les va-et-viens
de la houle. Puis le reglage des voiles, qui modifie
pour sa part le comportement de toute l'embarcation.
Nous sommes comme un petit point cherchant un equilibre
au milieu d'un maelstrom de forces et d'influences
enormes: arriver quelque part dans ces conditions
tient d'un genre de miracle, d'un genre de lutte
desesperee contre les elements. Et pourtant,
on finit toujours par arriver.


Jeudi 16/1/2003 - au large de Colon, entree Atlantique
du canal de Panama
7:00
"- Cristobal signal, Cristobal signal, this is containership
  Santa Clara, Santa Clara, Santa Clara, over.
- Santa Clara, this is Cristobal signal, Cristobal signal,
  What is your ETA ? Over."
La VHF crepite sans discontinuer du signal d'appel des cargos
a l'approche du canal. Alors que nous n'en avions apercu
que deux ou trois au milieu de l'ocean, on dirait qu'ils se
sont tous donnes rendez-vous ici: des dizaines de cargos
de toutes formes, de toutes tailles, de toutes couleurs.
Des porte-containers, avec leurs grues apparentes et leurs
ponts elances, des transporteurs de voitures, plutot
monolithiques, des petroliers, des gaziers, des porteurs
de minerais... Ils sont les grains innombrables qui vont
s'ecouler a travers l'immense sablier du canal de Panama.

A l'approche de ces immenses portes du Pacifique,
mon sentiment ressemble a celui du soir de Noel,
juste avant d'ouvrir les cadeaux: un melange de joie
et d'expectative.


12:00 - Colon - 09o20'56"N 79o54'10"W 0m
Le "Panama Canal Yacht Club" semble tout droit sorti
d'un film des annees 60, avec ses quelques docks delabres,
ses batiments fatigues et son vieux bar dont les serveurs
basanes affichent noeuds papillons et chemises plissees.
Notre catamaran, que nous avons fini par baptiser
"Vanishing Point" en hommage a un celebre dragster
(l'idee nous est venue lors d'un jour de vent faible
ou nous nous trainions a 2 a l'heure au milieu de
l'Atlantique), est amarre a couple le long d'un ketch
en aluminium de 50 pieds, equipe comme pour une traversee
polaire et peuple d'un equipage bizarre au facies
indefinissable, entre philippin et latino. Pas trop surs
de la nature de leurs activites, nous les avons
surnommes "le bateau pirate". Nous resterons ici pour
quelques jours, le temps d'attaquer la jungle des formalites
administratives preliminaires a la traversee du canal.


Vendredi 17/1/2003 - Bureaux de l'Autorite Maritime
du Canal de Panama

Dans l'une des salles immenses de ce batiment vieillot,
neuf bureaux forment un quadrillage regulier. Kenneth,
Darryl et moi sommes assis en rang d'onion devant
le premier bureau de la rangee centrale, comme aux premieres
loges d'un spectacle surrealiste. Alors que l'officier
qui nous fait face se gratte dubitativement la tete
en contemplant notre formulaire de douanes, le type
du dernier bureau a droite est pendu au telephone.
En plein milieu d'une conversation, il se met a chanter
au son de la petite radio qui inonde la salle de salsa.
Puis il raccroche, se leve et esquisse quelques pas
de danse, a la grande joie des trois secretaires dodues
reunies pour papoter autour d'un bureau de la rangee
de gauche. Leurs sifflets et leurs applaudissements
ne semblent pas trop impressionner le type du premier bureau
de droite, qui contemple d'un oeil morne les timbres
administratifs qu'il a pour unique fonction de vendre
aux postulants a l'entree du canal. La deuxieme salle
ou nous passons presente elle aussi cette ambiance
d'administration joyeusement bordelique: alors qu'un commis
drague une secretaire au decollete sexy avec force
mouvements de montre en or et de lunettes de soleil,
une deuxieme secretaire recopie paresseusement notre
formulaire manuscrit sur une enorme machine a ecrire.
Elle tape avec deux doigts, en prenant une longue pause
entre chaque lettre, comme si c'etait la premiere fois
qu'elle voyait un clavier. Bien qu'a cette vitesse,
le risque qu'elle fasse une erreur soit plutot faible,=20
nous prions en notre for interieur pour qu'elle n'ait pas=20
a recommencer. Nous traversons stoiquement cette epreuve=20
de patience, car l'ambiance un peu folle nous communique=20
une joie que n'entame pas meme le caractere kafkaien=20
et absurde de nos demarches, rendu evident par les piles=20
de formulaires identiques et poussiereux qui s'amoncellent=20
au fond du bureau.=20
  Rudi, le chauffeur de taxi qui nous sert d'agent maritime
moyennant une petite retribution, commente:
"A chaque fois que le gouvernement de Panama change,
tout le personnel de l'administration est renouvelle.
Ils ne savent pas ce qu'ils ont a faire, mais nous,
les chauffeurs de taxi, on a l'habitude, alors on
leur explique."
Pendant ces trois heures et demie de tractations administratives,
c'est en effet lui qui a veille a ce que tel ou tel formulaire
nous soit effectivement delivre.
"- Rudi, est-ce qu'on doit acheter des timbres pour
  le formulaire ?
- Non, non, avec moi pas besoin des timbres. Donne-moi
  juste deux dollars."
"J'ai travaille pour le canal dans les annees 80. Mais
j'ai du arreter, avec une pension d'invalidite, car les tiroirs
des bureaux standards sont toujours a gauche, et je n'arretais
pas de me cogner le genou en pivotant sur ma chaise" nous
explique-t-il avec le plus grand serieux, en exhibant un genou
gauche a la forme effectivement torturee.
  Les chauffeurs de taxi ont tous des tronches plus pittoresques
les unes que les autres, a la hauteur de leurs surnoms: il y a=20
Dracula, Jesse James, James Brown (qui se presente a nous
en annoncant: "My name is James Brown, but I'm not from=20
Alabama")... Alors que les gouvernements passent,=20
le fonctionnement du canal repose entierement sur leurs epaules.=20
=20
Panama a vu passer tellement de nationalites differentes pendant
la ruee vers l'or que sa population est faite de metissages
inextricables. Rudi, par exemple, a une grand mere chinoise,
un grand pere noir americain et quelques racines parmis
les indiens Quechua. La population des rues de Colon est
du meme style: on y voit passer des noirs aux yeux brides,
des indiens a la peau claire ou bien d'autres types
completement indefinissables. Le tout baigne dans une ambiance
de soleil, de salsa et de fantaisie aux accents surranes.


Samedi 18/1/2003
Alors que le canal est l'empire des chauffeurs de taxi,
ses abords sont l'empire des "cruisers". Les cruisers
sont les voyageurs de la mer, parfois des familles
entieres parties naviguer pour plusieurs annees.
Ils prennent une pause a Colon, officiellement sous
pretexte d'attendre des pieces de rechange, officieusement
parce que la biere n'y coute qu'un dollar la bouteille.
Il y a Mike et Dawn, deux americains obeses qui se plaignent
de l'etroitesse des toilettes dans les bateaux a voile.
Il y a le jeune Steve, accompagne de son cousin Steve
(non, ce n'est pas une erreur), qui a fait fortune
en fondant une "dotcom" qu'il a ensuite vendue a Microsoft,
et qui depense un peu de son million de dollars en voyageant
avant de se remettre a travailler dans le domaine de l'"IT"
(technologies de l'information). Il y a Nicola et Simon,
un couple de chirurgiens anglais qui voyagent avec leurs
deux enfants et leur font l'ecole a bord tous les matins
entre 8 heures et midi. toute une faune de nomades maritimes
aux vies un peu folles et parfois un peu brisees.


Lundi 20/1/2003
10:00
"Embarcation numero 3002628, vous passez aujourd'hui."
Nous poireautons a l'entree du canal en attendant
le pilote qui doit officiellement nous accompagner.
Nous avons egalement a bord trois backpackers,
Chris, Stephen et Simon, embarques a Colon pour servir
de "line handlers" supplementaires: ils vont nous aider
a gerer les amarres lors du passage des ecluses.
En effet, contrairement au canal de Suez qui a ete
creuse au niveau de la mer, le canal de Panama
se situe a 50 metres d'altitude, car son centre
est constitue d'un immense lac artificiel amenage
au milieu de la jungle.

13:00 - Gatun locks (ecluses de Gatun)
Le pilote est arrive avec deux heures de retard.
Nous avons enfin penetre le bassin de la premiere
ecluse, au mileu du vol lourd des pelicans et
du vol leger des fregates (avec leurs grandes ailes,
on dirait des chiffons agites par le vent), et a la suite
d'un immense cargo qui forme maintenant comme un mur
d'acier face a notre petit voilier.
    Alors que les vannes s'ouvrent, l'eau commence
a bouillonner en donnant au bassin une allure
de chaudron infernal. Nous sommes amarres a equidistance
de ses parois, et il faut recuperer les amarres au fur
et a mesure que l'eau monte afin d'empecher que les forts
courants tourbillonnants ne nous projettent contre
les murs de beton. Une fois que le bassin sera rempli,
il faudra aussi veiller a gerer l'enorme vague generee
par le demarrage du cargo qui nous precede. Toutes
ces forces hydrauliques enormes rendent la traversee
perilleuse: nous sommes assez tendus.

15:00 - Gatun Lake
Ouf ! Mission accomplie. Nous avons passe les trois
bassins sans casse. Nous naviguons maintenant au milieu
d'un paysage irreel. Le spectacle des immenses paquebots
colores naviguant au milieu de la jungle, dans ce lac
labyrinthique aux ramifications multiples, provoque
un sentiment de desorientation tres particulier:
ce n'est ni la mer, ni la terre, ni la jungle,
c'est simplement l'atmosphere unique du Canal de Panama.

17:00 - Gamboa - 09o06'36"N 79o42'03"W 50m
Les yachts, moins rapides que les cargos, doivent traverser
le canal en deux jours au lieu d'un. Nous jetons donc
l'ancre a Gamboa pour passer la nuit au centre du canal.
Le pilote nous quitte en nous donnant rendez-vous pour
le lendemain matin.


Mardi 21/1/2003 - 28oC, soleil
16:00
Nous avons passe la journee a nous baigner dans le lac
en attendant le pilote. Apres plusieurs jours de douches
et de lessives a l'eau salee, l'eau douce du lac represente
une aubaine: en mer, l'eau douce des reservoirs etait reservee
exclusivement a la cuisine ou a un dernier rincage rapide.
Le pilote est en retard, et la VHF ne porte pas assez loin
pour obtenir des nouvelles de la part des autorites du canal.
Nous sommes completement isoles en pleine jungle !

16:30
Le pilote arrive enfin. Il nous laisse le choix entre passer
l'ecluse de sortie aujourd'hui, mais amarres a un remorqueur,
ou bien passer le lendemain matin en position centrale
dans les bassins, solution que nous avions sollicitee car
elle offre le moins de risques d'endommager le bateau.
Kenneth, prudent, choisit d'attendre le lendemain.
Le pilote nous quitte donc de nouveau, accompagne de Stephen
qui deprime trop pour attendre: il a appris recemment=20
par email que sa copine allait le quitter, et d'hypocondriaque=20
il est subitement devenu claustrophobe.

22:00
Comme nous n'avons pas d'annexe, Kenneth a arrete un canoe
d'indiens locaux pour aller chercher un carton de bieres
dans le petit village de Gamboa, perdu sur l'autre rive
du canal. Il est revenu victorieux: apres une bonne pasta
bolognaise preparee par mes soins, nous passons la soiree
a picoler tranquillement et a nous raconter des histoires
de voyageurs en regardant les cargos illumines defiler
silencieusement au travers de la jungle. L'ambiance est
calme, tiede, humide, remplie du mystere de la jungle
et de la poesie du voyage. La seule agitation est
celle des nuages de moucherons ephemeres qui viennent
se coller autour des lampes du cockpit.


Mercredi 22/1/2003 - 29oC, soleil
15:00
Le pilote n'est toujours pas revenu. Alors que je lessive
mes fringues, mon regard s'arrete sur une masse noire
flottant a 10 metres du bateau.
"- Euh, les gars, je crois que je viens de voir passer
  un crocodile.
- Non, Sacha, tu deconnes ? si c'est une blague,
  elle est mauvaise..."
Non, je ne deconne pas. Trois bons metres d'ecailles
noires et de dents pointues reapparaissent un peu
plus loin, replongent puis vont se vautrer aux abords
des rives, a l'endroit precis ou Darryl et Chris
sont alles nager deux jours auparavant. Tout en observant
la bete, nous pensons d'une part qu'il est heureux que Stephen
soit parti la veille (il aurait pete les plombs),
et d'autre part qu'il va malheureusement nous falloir
trouver un autre moyen pour nous rafraichir.

16:00
Un canot a moteur apparait a l'horizon et s'approche
de notre Vanishing Point, amarre comme une epave oubliee
au milieu de nulle part. Un homme se tient debout a sa proue,
tel un super-heros arrivant a la rescousse: c'est Rudi,
le chauffeur de taxi. Il est accompagne par Dracula,
qui conduit l'embarcation, et dont le sourire ensoleille
revele en effet une dentition spectaculairement ruinee.
"- Ben Rudi, kess tu fais la ?!?
- Ces idiots du canal ont oublie que vous etiez la. Il faut
les contacter d'urgence, sinon vous aurez une amende
de 400 dollars a payer pour cause d'obstruction volontaire
a la bonne marche du canal."
Ils emmenent Kenneth a Gamboa pour telephoner et pour...
Un autre carton de bieres !


Jeudi 23/1/2003 - 29oC, soleil
11:00
C'est un nouveau pilote qui a rejoint notre bateau,
cette fois-ci suffisamment tot. Les instructions
qu'il donne a Kenneth pour piloter notre voilier sont
les memes que s'il s'agissait de guider un cargo:
"Full ahead; neutral; starboard ahead; neutral;
beau'ti'fulllll'gooooooooood !"
Pour le passage de l'ecluse Miraflores, nous serons
finalement obliges de nous amarrer a un remorqueur,
mais cela se passera sans encombres car nous sommes
cette fois-ci devant un cargo et non derriere.

17:00 - Balboa - 08o56'14"N 79o33'28"W 0m
L'aventure se termine alors que nous passons sous
le Pont des Ameriques, qui supporte l'unique route=20
reliant l'Amerique du Nord a l'Amerique du Sud.=20
Nous jetons l'ancre a Balboa, ou nous passerons=20
encore quelques jours pour ravitailler le bateau,=20
faire un saut a la ville de Panama et reprendre=20
un peu de forces avant d'attaquer un nouveau monde:
celui de l'Ocean Pacifique.

                                      -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --
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Date: Mon, 5 May 2003 02:45:11 +0200
Subject: [Chroniques - 25] Impressions Pacifiques


Voici une petite serie de courtes anecdotes maritimes
avant d'aborder l'ambiance des iles polynesiennes.

28/1/2003 - 10:00 - Mouettes wars !
Nous nous efforcons de chasser un couple de mouettes
qui squattent le bimini (la bache qui couvre le cockpit).
C'est sympa d'avoir des compagnons de voyage, sauf
qu'elles passent leur temps a faire caca. Et je vous
rappelle que le bateau doit arriver neuf... Mais ni
le balais, ni le lance patates improvise par Kenneth
avec une pince et un elastique n'arriveront a bout
de leur opiniatrete. La nature est decidement plus
forte que nous.

31/1 - 17:00 - La nature, encore.
Nous approchons des iles Galapagos (dont je garde
la description pour la prochaine chronique).
Une troupe de dauphins nous a suivie pendant un moment,
et c'est maintenant un groupe de trois oiseaux maritimes
bizarres, un genre de canards a gros becs bleus, qui
essaye d'atterrir sur l'acastillage de l'avant du bateau.
Un fort tangage rend leur approche difficile, et ils
doivent s'y reprendre a plusieurs fois. Enfin installes,
ils passeront la nuit avec nous et partiront a l'aube,
non sans avoir totalement repeint le trampoline et
la base du foc. Grmbl.

7/2 - 10:00 - Tahiti douche
Le bateau est arrose par une grosse pluie aux gouttes
dodues. J'en profite pour prendre une douche a l'eau
douce, a poil sur le trampoline. Ca fait un bien fou
d'avoir le savon qui mousse: j'ai decouvert a mon
grand dam au debut du voyage que le savon classique
ne fonctionnait pas avec l'eau salee.

12/2 - 1:00 - "Chute fuckup"
Le vent a forci, et je me retrouve sur le pont avant,
en pleine nuit, a peine reveille, pour operer un changement
de voiles. Il s'agit de remballer le spinnaker (qu'en argot
marin nous appelons "the chute", diminutif de "parachute")
et de sortir la grand voile.
"- Pret ?
- Pret.
- OK, maintenant."
Toujours un peu dans le gaz, je tire sur la ligne qui
sert a rentrer le spinnaker dans sa "chaussette".
Je tire, tire encore, mais rien ne se passe, alors
que la voile claque fortement dans le vent. Mon cerveau
vaseux et panique s'obstine a ne pas comprendre ce qui
se passe: je suis en train de tirer sur la mauvaise
extremite de la ligne. Kenneth accourt et tire sur le bon
bout, aide par Darryl qui vient de surgir a poil de sa cabine,
alerte par le bruit de la voile. Le tout s'est passe
en moins de 30 secondes, et le spinnaker est intact,
mais:
"PUTAIN, SACHA, AU BOUT DE 60 JOURS TU NE SAIS TOUJOURS
PAS QUE LA 'SNUFFING LINE' A TIRER POUR RENTRER
LE SPINNAKER EST CELLE ATTACHEE A L'ARBALETE ! MERDE !
C'EST POURTANT SIMPLE !"
explose Kenneth, toujours nerveux quand nous sommes en mer.
    Je n'avais effectivement pas note ce detail. D'habitude,
en plein jour, un rapide coup d'oeil suffit pour me renseigner
sur la ligne a tirer, mais cette nuit, sans "deck lights"
pour eclairer la manoeuvre, mon instinct m'a mal renseigne.
L'incident nous a tous tendus a bloc: sur un bateau,
la plus petite erreur peut degenerer en catastrophe.
Pour cette fois, ca c'est bien termine, mais dans ce genre
de conditions le spinnaker aurait pu etre dechire par le vent.
    Un jour, tu montes le Kilimanjaro jusqu'au sommet,
l'autre jour tu merdouilles sur le systeme le plus simple
du bateau. Un jour tu es le roi, l'autre jour tu es un bouffon.
Il n'y a pas de regle, pas de puissance absolue quand tu prends
des risques, quand tu cherches tous les jours a te remettre
en cause et en questions. Cette relativite des choses peut
paraitre evidente, mais elle est parfois tellement dure
a avaler.

12/2 - 10:00 - Alchimie des caracteres
L'incident du spinnaker m'a pas mal secoue. J'espere n'avoir
pas perdu la confiance de Kenneth. Je comprend son enervement,
car il porte sur ses epaules toute la responsabilite du bateau:
les consequences d'une erreur de l'equipage retomberont sur lui.
Mon manque d'experience represente en quelque sorte un element
supplementaire de danger pour l'embarcation. D'un autre cote,
il a adopte avec moi depuis le debut du voyage une attitude
consistant a ne pas me donner d'instructions specifiques,
en partant du principe que si lui meme a appris tout seul
en observant, il m'appartient de faire de meme. Une attitude
qui contraste avec celle de Darryl, beaucoup plus relaxee
et pedagogique. Je dois faire avec, malgre l'angoisse
que m'inspire le fait de ne pas necessairement arriver
a tout deduire par moi-meme tout en etant en quelque
sorte place sur la sellette: je suis juge sans etre forme,
un sentiment que j'avais deja vecu lors de mon doctorat.
Cette alchimie, qui s'opere entre l'approche de Kenneth
et mon propre caractere un peu paranoiaque, m'est assez
difficile a vivre. Du coup, je me pose pas mal de questions
sur la possibilite de se liberer de son propre caractere,
de s'affranchir des faux plis de notre propre personnalite,
d'acquerir la plus grande souplesse personnelle possible.
Ce n'est pas facile. J'attends du voyage qu'il me mette
face a moi-meme dans ce genre de situations, bien que
je n'aie au fait aucune garantie sur l'efficacite de
cette "recette".
    Kenneth, au matin, s'excuse de m'avoir gueule dessus
pendant la nuit, et je lui promet d'etre plus vigilant
dans les manoeuvres. D'une part, nous savons tous les trois
que dans notre petit espace, il ne faut pas laisser mariner
les mauvais sentiments. D'autre part, nous avons beau etre
tous les trois tres differents, nous sommes un equipage:
unis par le partage de la meme aventure.

12/2 - 12:00 - Le milieu de nulle part...
Je trace le releve GPS du jour sur ma carte du monde.
Nous sommes en plein milieu du bleu, a mi-chemin entre
l'Amerique du Sud et la Polynesie, litteralement
a 2000 milles (4000 kilometres) de toute terre habitee.
Un fait impressionnant, mais pas vraiment angoissant
tant que le bateau nous offre tout ce dont nous avons
besoin. Il est devenu notre petit monde au milieu
des immensites maritimes. Immensites qui sont, en fait,
difficiles a concevoir: comme la mer n'offre aucun repere
d'echelle, le paysage semble statique et plat. Seul
le ciel peut produire quelques variations dans l'allure
de notre environnement. Il nous faudra encore 11 de ces jours
identiques pour parcourir les 2000 milles qui nous separent
des iles Marquises, en avancant jour et nuit a une vitesse
moyenne de 6 noeuds (12 km/h): encore un melange de proportions
bizarre, entre immensite et lenteur, un decalage qui ne permet
pas vraiment d'apprehender la distance en tant que telle.

13/2 - 3:30 - Moon safari
Le fait d'etre plonges dans une nature denuee d'influences
humaines permet d'avoir un contact direct avec certains
phenomenes excitants pour l'imaginaire. Par exemple, cette
nuit, j'ai pris mon quart juste avant le coucher de la lune,
par une nuit claire et sans nuages. La disparition graduelle
de l'astre nocturne s'est accompagnee pas a pas de l'avancee
d'une epaisse couverture nuageuse: une illustration pratique
et directe de l'influence de la lune sur la meteo. Le savoir,
c'est une chose, mais le voir arriver juste devant soi
provoque un sentiment de participation a quelque chose
de tres grand et de tres puissant.

13/2 - 8:00 - Banzai !
"- Uh, what kind of fish do you usually catch ?
- Ah, oh, on to-ne, so desse ka, aaaah, yes-yes-yes,
  tuna, tuna fish-euu !"
Darryl essaye de communiquer par VHF avec un chalutier
que nous venons de croiser. Mais le timmonier japonais
baragouine un anglais plus qu'approximatif, qui donne
au dialogue un aspect decale et plutot comique. Encore
l'une de ces rencontres bizaroides du milieu des oceans,
ou l'on se salue comme cela, sans trop savoir quoi se dire.

14/2 - 18:00 - Sentiment titanesque
Alors que je suis debout a la proue du voilier, face a un coucher
de soleil d'une rondeur parfaite, couronne d'un unique petit
nuage pose la avec une harmonie invraisemblable, un sentiment
enorme m'inonde de bonheur: je suis le roi du monde !

15/2 - 13:00 - Peace and Love
Kenneth a capte cette nuit quelques bribes de la BBC sur
les ondes ultra-courtes: c'est aujourd'hui la journee mondiale
de protestation contre la guerre de Bush en Irak. Au milieu
du Pacifique (07o01'07"S 120o18'42"W 0m), nous ne voulons
pas etre de reste: nous hissons un drapeau americain a l'envers,
et Darryl dessine un signe "peace and love" et un slogan
"faites l'amour, pas la guerre" traduit en afrikaans
sur notre plance a decouper les poissons. Clic-clac,
et la photo de l'equipage de Vanishing Point posant
contre la guerre avec le plus grand serieux restera figee
pour la posterite. Aux dernieres nouvelles, on ne sait
toujours pas si les satellites americains ont capte
nos protestations.

27/2 - 20:00 - Artistique nature
J'avais evoque un peu plus haut les variations de paysage
que le ciel peut produire sur un fond de mer monotone.
Cette nuit, ce sont les eclairs d'une serie d'orages distants
qui colorent subitement le ciel de flashes roses electriques.
Deux jours plus tot, l'enchantement etait venu d'un coucher
de soleil encore different, carrement impressionniste,
projetant des touches de roses et d'oranges absolus
sur le coton d'une serie de petits nuages ainsi que sur
les milles miroirs de la surface de l'eau. Des images qui
provoquent un sentiment esthetique pur, sans barrieres,
sans artifice et sans jugement. La rencontre, peut etre,
de l'humain avec la verite.


La suite au prochain numero;
                                  -*- Sacha -*-
--
"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
    -- Jack Kerouac, "On the Road" --
Les archives des chroniques sont sur:
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Date: Wed, 25 Jun 2003 19:50:43 +0200
Subject: [Chroniques - 26] Les petits points sur la carte: Polynesie


Elles ne sont peut-etre que de petits points sur la carte du Monde,
mais toutes elles ont leur identite, leur culture, une ambiance
particuliere: ce sont les iles de la Polynesie.


GALAPAGOS - 1-4/2/2003
Isla San Cristobal - 0o53'55"S 89o36'48"W 0m

Les Galapagos furent les iles du regne animal. A l'approche deja,
la rencontre a commence par la bosse ronde des tortues marines
disparaissant sous l'eau, le ballet des dauphins devancant notre
embarcation, les plongeons de poissons non-identifies et
les arabesques d'une grande diversite d'oiseaux. En ville,
l'ambiance fut confirmee par les otaries qui se promenent
sur la place du village comme des chiens le feraient dans
une ville d'Europe, ou bien qui squattent les bateaux du port
pour se prelasser au soleil. (Cela fait un drole d'effet de
se retrouver face a face, au reveil, avec une petite otarie
et sa mere aboyant furieusement parce qu'elles dormaient dans
le cockpit de notre bateau et que maintenant il va falloir
qu'elles retournent a l'eau, honk-honk-honk. Une fois
l'etonnement et l'emerveillement passes, il faut briquer le pont
pour se debarrasser du residu grisatre, graisseux et poilu
qu'elles laissent derriere elles. Comment un animal qui passe
sa vie dans l'eau peut-il etre aussi cradoque ?)
  Puis ce sont les iguanes aux allures de dragons prehistoriques
que nous rencontrons sur une plage perdue.
  Et cet instant type "National Geographic", qui restera dans ma
memoire comme l'icone des Galapagos: une famille qui peche au filet
sur une plage, entouree d'un groupe d'otaries attirees par
les poissons et par les enfants frappant l'eau du plat de la main.
Les enfants des uns jouent avec les petits des autres,
quand soudain, le temps suspend son vol: l'un des gamins
approche son visage de celui d'une petite otarie, plus pres,
toujours plus pres, jusqu'a ce qu'ils se trouvent nez contre
museau et s'ecartent en un eclair, surpris chacun de leur cote
par ce petit bisou entre l'homme et la nature.


ILES MARQUISES - 23-24/2/2003
Hiva Oa - 9o48'14"S 139o01'53"W 0m

Les Marquises, pour leur part, furent les iles du regne vegetal.
Nous les approchames par un temps d'orage propre a rendre
inquietants le noir de leurs roches volcaniques et le vert
de leur vegetation tropicale. Mais une fois debarques,
il fut aise d'imaginer pourquoi les navigateurs des temps
anciens ont considere ces iles comme un paradis terrestre,
un jardin d'Eden: arbres a pain, pamplemousses, citrons,
papayes, cocos, bananes, mangues et toutes sortes de fleurs
et d'autres fruits y poussent a profusion et a l'etat naturel,
avec une telle abondance que toute l'ile sent le fruit fermente.
A l'image de nos ancetres, nous nous sommes ravitailles a meme
la jungle: en dehors de mes ramassages juveniles de mures
et de myrtilles, c'est peut-etre la premiere fois que je me suis
nourri de fruits completement sauvages, ramasses a meme la nature.
Et quels parfums ! Je n'avais jamais mange de pamplemousses
comme ceux-ci, encore plus charnus et parfumes que ceux de Zanzibar.


ARCHIPEL DES TUAMOTUS - 1-2/3/2003
Fakarava - 16o03'15"S 145o37'24"W 0m

Les Tuamotus furent les iles du monde sous-marin. A l'approche
deja, elles semblent surgir de l'eau, car leur presence n'est
revelee qu'a la derniere minute par quelques touffes de cocotiers
semblables a des mirages apparaissant au raz du desert marin.
Les cocotiers, en dehors d'une poignee d'autres plantes,
sont la seule vegetation capable de survivre sur ces iles
litteralement nees de la mer, baties par le miracle biologique
des coraux sur les ruines de quelques antiques volcans.
  Une population eparse et indolente s'ennuie a leur surface,
alors que le fond marin des lagons offre le spectacle
incroyable d'une multitude de poissons exotiques evoluant
sur le fond technicolor du corail. Ces iles arides seraient
peut-etre encore inhabitees si le monde sous-marin
lui-meme n'avait pas fourni aux hommes un tresor
plus fascinant encore que l'or ou le petrole:
l'activite economique la plus forte y est la culture
des perles noires.


ILES DE LA SOCIETE - 4-14/3/2003

Tahiti - 17o32'24"S 149o34'10"W 0m
Tahiti fut l'ile de l'argent et de l'hypocrisie. Une fois
ancres dans la rade de Papeete, au milieu d'immenses paquebots
de luxe charriant des hordes de touristes plus ou moins fortunes,
nous fumes confines a bord de Vanishing Point par les prix
superlativement chers de la ville. (10 dollars US pour un bock
de biere !) Les rangees de bijouteries vendant les perles noires
le long du front de mer y sont comme un rempart masquant
la misere sociale enorme des polynesiens natifs, confines
dans les bidonvilles des faubourgs ou habitant dans les bennes
de leurs camionnettes autour du marche municipal. Mais ne soyez
pas trop prompts a condamner le colonisateur francais: ce sont
les communautes chinoises qui tiennent la presque totalite
des activites economiques.

Raiatea - 16o43'56"S 151o26'21"W 0m
Raiatea fut l'ile du savon et des adieux. Une derniere nuit
de navigation, une derniere approche pleine de beaute et
de mystere, une derniere manoeuvre d'accostage. Puis deux jours
passes a savonner "notre" Vanishing Point pour le livrer propre
comme un sou neuf, pour eliminer toute trace que nos aventures
auraient pu y laisser, pour effacer la memoire d'une traversee
de deux Oceans et de l'abordage de plus d'un rivage merveilleux,
en bref, pour transformer un fier transatlantique en caboteur
bien sage. Vanishing Point ne connaitra plus les ivresses
du spinnaker, et son nom lui-meme sera oublie, rebaptise
par la societe Moorings selon les standards de leur base
touristique. L'epopee survivra par bribes dans la memoire
de son glorieux equipage, lui aussi finalement separe
a la suite d'adieux succincts et malaises, mais emprunts
de la fierte d'avoir partage une si belle aventure.


ILE DE PAQUES - 17-24/3/2003 - 27o09'03"S 109o26'07"W 0m
En marge de mes aventures nautiques, mais toujours en Polynesie,
l'Ile de Paques fut bien plus que l'ile de la pierre et des Moais.
Elle est une ile de plumes, de terre et d'ocre, a la culture
forte et vivace, a l'image de ses habitants aux yeux terribles
et a la criniere noire de jais. Une ile plus enigmatique
encore que toutes les autres, avec ses mille recoins caches
et ses questions mystico-culturelles. (Comment a-t-on fait
pour deplacer les Moais: troncs d'arbres ou puissances mystiques ?)
Une ile semblable au sourire tranquille et impenetrable
des Moais, dont l'existance peut paraitre aujourd'hui comme
un enseignement profond et ironique, un genre d'illustration
pratique du theoreme de Godel visant a nous apprendre
qu'il est des choses que nous ne pourrons jamais comprendre
ni jamais demontrer. Un enseignement qui peut paraitre
effrayant mais qui, si l'on devient capable de l'accepter,
est peut-etre un pas de plus vers la paix interieure.


La suite au prochain numero...
                                        -*- Sacha -*-
--
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Date: Thu, 26 Jun 2003 22:15:10 +0200
Subject: [Chroniques - 27] Chili, l'inversion du sens du Sud


Une fois a Santiago de Chile, je resterai pendant deux semaines
a la Casa Roja, le temps de me reposer un peu et de fourbir mon
materiel de voyage: reparations sur ma tente de camping, et surtout
achat de quelques habits chauds pour attaquer le Grand Sud.
Celui-ci sera, a partir de maintenant, synonyme de froid croissant,
autant du point de vue de la saison (progression vers l'hiver austral)
que du point de vue geographique (latitudes de plus en plus proches
du Pole Sud).


Lundi 7/4/2003 - Puerto Montt - 41o28'39"S 72o56'57"W 10m - 19oC, couvert
10:00
Dans quelques heures, j'embarquerai a bord du ferry Magallanes
(Magellan en espagnol) pour trois jours de navigation initerrompue
vers le Grand Sud. La croisiere va me couter cher (230 dollars US),
mais elle est le seul moyen de rallier la Patagonie chilienne
sans passer par l'Argentine. En effet, la portion du territoire
chilien situee grosso modo entre le 45eme et le 50 eme parallele
est constituee par le Gran Campo de Hielo Sur (Grand Champ
de Glace du Sud), un immense desert de glace qu'aucune route
terrestre ne traverse. Une alternative serait de prendre l'avion,
une option interdite autant que possible par l'un des axiomes
de mon voyage: l'avion, comme le metro parisien, t'empeche
de sentir les transitions entre les choses, les paysages,
les climats, les cultures, et le poids veritable de la distance.
Il rend une partie du voyage presqu'immaterielle, sans substance.
La route maritime represente ici une option bien plus attirante:
a partir de Puerto Montt, la cote Ouest du Chili se desintegre
en un millier d'iles formant entre elles un labyrinthe de canaux
et de fjords irriguant une nature vierge et difficile d'acces.
Seul le Transbordador Magallanes, en dehors de quelques rares
voiliers prives, se montre pret a tenter l'aventure.


Mercredi 9/4/2003 - Canal Santa Maria - 15oC, ensoleille
16:00
Paysages, paysages, paysages... L'Ocean m'avait deja donne l'occasion
d'evoquer la sensation de puissance naturelle que peuvent communiquer
les immensites sauvages. Ici, ce sont des montagnes vertes et brunes
coiffees des textures variees de la neige fondante, posees sur
le miroir bleu et scintillant de canaux naturels ouvrant mille
perspectives inattendues, le tout baigne par la lumiere chaude,
limpide et rasante des latitudes elevees. Epoustouflant.

Les condors, otaries, dauphins et baleines que nous croisons
en route sont-ils conscients de la beaute qui les entoure ?
Peut-etre sommes nous, nous autres humains, les seuls etres
maudits par le don d'une conscience trop developpee, dans
la mesure ou elle nous distancie de la pure beaute de la nature:
se pourrait-il que notre legendaire exclusion du Paradis
soit une allegorie de notre faculte de juger ?

20:00
"Bingo !" Dans le refectoire du Magallanes, les backpackers
autant que les vieilles mamies en croisiere s'egayent a
l'annonce de chaque nouveau numero. Il faut dire que
le mecanicien-pianiste de l'equipage a deja bien chauffe
l'ambiance... Au dehors, la nuit est tombee depuis
longtemps, et elle est maintenant gardee par la Voie Lactee,
le nuage de Magellan (encore lui) et les constellations australes.
C'est notre derniere nuit a bord: demain matin, apres le passage
d'un dernier detroit, nous atteindrons Puerto Natales.


Jeudi 10/4/2003 - Puerto Natales - 51o43'53"S 72o30'56"W 28m - 12oC, soleil
12:00
Lumiere... Alors qu'a l'Equateur, le soir et le matin semblent
ne pas exister, ici c'est le midi qui n'existe pas. L'atmosphere
a la clarte cristalline semble passer sans transition de la lumiere
matinale a la lumiere vesperale, comme si une tres longue soiree
succedait directement a une tres longue matinee. En attendant notre
debarquement, j'observe Puerto Natales depuis le pont du Magallanes.
Les couleurs pastel des petites maisons en bois eclatent au soleil
oblique du Grand Sud. La ville ressemble a une base polaire retranchee
au milieu d'une nature immense et depouillee. Elle sera mon camp
de base pour l'exploration du parc naturel des Torres del Paine,
l'un des plus visites du Chili.


Dimanche 13/4/2003 - Torres del Paine, Campamento Italiano
- 51o01'21"S 73o02'34"W 156m - 9oC
20:00
Je suis ne au printemps, mais aujourd'hui je fete mon anniversaire
en automne. Un paradoxe geographique amusant. En compagnie de quelques
autres randonneurs rejoints au campement, je fais circuler une plaque
de chocolat et une bouteille de pisco (gnole locale). Autour
d'un feu de camp, dans un lieu atteint apres six heures de marche,
a 150 kilometres de toute terre habitee, au fin fond du Sud du Chili:
voila ou j'en suis pour mes 31 ans. Eternel enfant peut-etre, mais
courageux et pret a tout. Il y a un temps pour chaque chose: maintenant
est le temps de mon Tour du Monde. Le temps d'une experience globale
de la planete et des hommes, intercale entre une epoque de croissance
physique et intellectuelle et une epoque dont les enjeux seront,
je l'espere, ceux lies a la creation et a l'entretien de ma propre
famille.


Vendredi 18/4/2003 - Torres del Paine, Campamento Lago Grey
- 51o00'24"S 73o10'51"W 44m - 10oC, soleil
10:00
Apres avoir plie ma tente, je charge mon sac a dos et rejoins
mes compagnons de randonnee (une japonaise, un anglais
et une finlandaise rencontres a bord du Magallanes). Avant
d'entamer notre avant-dernier jour de marche, je jette un dernier
regard au Lago Grey, ou flottent quelques icebergs d'un bleu absolu.
Ils se sont detaches du proche glacier Grey, que nous avons eu
le loisir d'admirer lors de la marche d'hier: une etendue de glace
qui semble infinie, car elle s'etire sur 28 kilometres et 270 hectares
pour rejoindre le Gran Campo de Hielo Sur. Des dimensions qui feraient
palir les glaciers suisses...
  Nous partirons aujourd'hui a la conquete d'autres couleurs d'automne,
d'autres sentiers a l'ambiance feerique, d'autres lacs miroitant
des montagnes bicolores aux formes meveilleuses. De tous
les plaisirs apportes par le voyage, la contemplation
des paysages et des phenomenes natuels demeure en fin de compte
toujours le plus grand.


Dimanche 20/4/2003 - Puerto Natales - 51o43'53"S 72o30'56"W 28m - 8oC, nuit
pluvieuse
20:00
Dans la petite cuisine de la "Pousada Estrellita del Sur", surchauffee
par l'"estofa" (enorme fourneau a gaz), la famille Montiel suit
d'un oeil morne le discours du Pape a la television. En ce dimanche
de Paques, le souverain pontife parle de renaissance et du renouveau
des choses et des hommes. Mais ici, c'est l'automne ! Ce contresens
culturel ne semble pas choquer une famille ayant pourtant des origines
parmis les indiens Mapuche et peut-etre meme parmis les Yaghans.
Le christianisme s'est impose par la force, totalement aveugle aux
cultures locales. Une illustration supplementaire des effets destructeurs
du processus colonial, qui mesure la validite d'une culture a l'aune
de sa brutalite.


La suite au prochain numero.
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Date: Fri, 27 Jun 2003 20:02:33 +0200
Subject: [Chroniques - 28] Le pale eclat de l'Argentine


Mercredi 23/4/2003 - Ushuaia - 54o48'27"S 68o18'14"W 0m - 8-12oC, pluie et
gresil

Cela a commence a Ushuaia. Est-ce la meteo, froide et pluvieuse ?
Sont-ce les jours courts, la lumiere pale des ciels nuageux
et la nuit tombant a cinq heures du soir ? Sont-ce les argentins
de la Terre de Feu, plutot lisses et sans chaleur ? Ou bien,
simplement, est-ce que j'ai trop voyage ? Toujours est-il que
le blues s'est installe, implacable. Et tout ne fait que le renforcer.

Les croisieres vers le Cap Horn ne se negocient pas a moins
de 1000 dollars US. Un itineraire patagonien a cheval reviendrait
a 30 dollars US par jour. Le caractere de fin du monde d'Ushuaia
n'est en verite qu'une vaste operation de marketing: Puerto Williams,
du cote chilien du canal de Beagle, est en fait la derniere ville
habitee du continent, mais a part un ferry s'y rendant en 26 heures
pour 120 dollars US (!) a partir de Punta Arenas, aucune liaison
reguliere ne permet d'atteindre cette veritable extremite Sud
des Ameriques. La difficulte d'acceder a la nature des environs
ne me laisse que deux choix: payer tres cher, ou m'avouer vaincu
et prendre le bus pour voyager vers un ailleurs plus clement.
Extreme difficulte contre extreme facilite, mais plus rien
de l'inspiration qui portait mon voyage jusqu'a maintenant.
Plus rien de la folie energique de l'Afrique, ou tout semblait possible,
ou bien de l'onirisme de mon epopee nautique, forme de voyage extreme
et extremiste. Ushuaia me presente une Argentine trop organisee,
trop normale, ou tout ce qui pourrait preter a l'aventure
se situe hors limites.

Pourtant, la nature est la. Pourtant, les paysages de la Terre de Feu,
goutes lors d'une journee dans une voiture de location, sont
incroyables de perfection: un equilibre absolu de montagnes enneigees,
de forets d'automne et de reflets dans l'eau, le tout mis en relief
par la lumiere doree du soleil raz des latitudes elevees. J'aimerais
participer a un tel paysage, mais j'en suis coupe par les limites
O combien finies de l'habitacle de notre Tyco, un genre de pot de yaourt
a roulettes.

Un aspect auquel je suis devenu egalement plus sensible est la solitude.
Quelques nuits sans but a la discotheque d'Ushuaia, au milieu d'une foule
d'individus replies sur leur image, ont amorce la descente. Quelques
rencontres en porte a faux l'ont confirmee. Mes vrais amis sont loins,
et ils m'ecrivent de moins en moins. Aucune femme ne m'attend reellement,
et meme au milieu des plus belles aventures on a parfois besoin
d'un gros calin. Mon amitie nouvelle avec Jean-Christophe et Sophie,
un couple de francais rencontres ici, n'arrange rien: leur couple
se desagrege, et l'ecoute patiente des reflections ameres
de Jean-Christophe resonne avec mon insatisfaction pour me pousser
vers des terrains de reflection deseperes. Et si toute cette notion
d'amour, de couple et de passion n'avait, finalement, aucun autre sens
que celui d'une mecanique temporaire visant a procreer l'espece ?

Rester a Ushuaia dans ces conditions ne sert a rien. Il me faut
retrouver l'esprit, partir de nouveau a la recherche de l'element
energetique du voyage. Comme Jean-Christophe est lui-aussi
passionne d'arts martiaux, nous formons un projet commun:
tenter de rallier le Bresil en auto-stop, pour pratiquer ensemble
quelques sessions de Capoeira propres a nous remonter le moral.


Mercredi 7/5/2003 - Rio Gallegos - 51o37'45"S 69o14'01"W 0m - 8oC, nuageux
12:00
Nous avons atteint Rio Gallegos hier matin. Pour passer de la Terre
de Feu a la Patagonie argentine, il faut traverser une bande
de territoire chilien; nous avons donc pris le bus pour cette
premiere portion de route, afin d'eviter d'eventuelles surprises
lors du passage des quatre postes frontiere (sortie Argentine,
entree Chili, sortie Chili et re-entree Argentine). Mais aujourd'hui,
nous nous sommes tenus a nos axiomes: leves a six heures du matin,
rendus a pieds dans la nuit jusqu'a la station essence la plus
frequentee de la ville, sur le bord de la RN3, et debout dans
le froid depuis 7 heures du matin en agitant notre petit panneau
en carton "RUTA 3, NORTE". Le jour leve peu avant 9 heures n'a
pas suffi a nous rechauffer. Nous sommes frigorifies, et le moral
est vacillant: apres plus de quatre heures au bord de la route,
personne ne s'est arrete. Il doit y avoir quelque chose qui
nous echappe. Sacs trop volumineux, fait d'etre deux, pouce
pas tendu comme il faut ? De plus, le rhume que j'ai attrappe
a Ushuaia commence a prendre des proportions inquietantes.
Nous nous avouons donc temporairement vaincus, et operons un repli
strategique vers le terminal de bus. Prochain depart: 14 heures,
pour Puerto San Julian, histoire d'avancer un peu.


Vendredi 9/5/2003 - Estancia La Maria - 48o24'40"S 68o51'27"W 203m - 10oC,
soleil

Ouf. Un bol d'air pur, un renouement avec la magie du voyage.
Nous nous sommes reveilles ce matin au milieu des grands espaces
de la Patagonie, a 150 kilometres de la ville la plus proche
et a 60 kilometres du premier voisin. Hier soir, nous avons
mange du guanaco grille (un genre de lama sauvage) en compagnie
de Fernando, le proprietaire de l'estancia, et des discussions
empreintes de la sagesse des choses simples se sont poursuivies
jusqu'a tard dans la nuit. Aujourd'hui, nous continuerons la visite
des grottes rupestres de la propriete, puis nous irons
contempler quelques troncs d'arbres petrifies, et enfin
nous irons nous promener sur un terrain ou, si nous sommes
chanceux, nous pourrions trouver des pointes de fleches taillees
par des tribus antiques dans le silex et la calcite. (Fernando
en possede deja toute une collection.)

La ballade d'hier fut deja vibrante: les peintures rupestres
(mains fantomatiques, animaux locaux dans des postures diverses,
motifs enigmatiques) furent comme un tresor spirituel plein
de mystere, ne d'espaces immenses et mineraux. Nous avions
enfin eu l'occasion d'avoir une intuition reelle de la Patagonie,
au milieu de cette estancia de 22 000 hectares. "Oh, elle est plutot
petite. La plupart du temps, les proprietes font entre 100 000
et 200 000 hectares. Ca ne veut pas dire grand chose: la terre
y est aride, et par exemple il faut disposer ici de 70 hectares
pour nourrir une brebis pendant un an." Fernando fait un peu
d'elevage et loue quelques minuscules concessions pour l'extraction
du kaolin, mais, comme pour beaucoup d'autres estancias, c'est
finalement le tourisme qui genere le plus de revenu. La plupart
des estancias ont ete achetees par de riches etrangers, comme par
exemple Luciano Benetton, pour etre converties en bases de tourisme
de luxe. Dans certaines d'entre elles, une semaine de peche a la truite
ne se negociera pas a moins de 5000 dollars US. La Patagonie,
loin d'etre un desert sauvage et romantique ou s'ebatent les gauchos
et le betail en liberte, est en fait devenue un Disneyland
naturel pour nababs en mal de grands espaces...
Pour nous, la visite aura coute 50 dollars. Mais finalement,
la richesse de l'experience vecue aura largement compense
l'artificiel de la transaction commerciale.


Lundi 19/5/2003 - Bariloche - 41o08'11"S 71o18'17"W 827m - 20oC, soleil

La visite de l'estancia fut un ilot de bonheur dans un ocean d'ennui.
Du week-end subsequent a Comodoro Rivadavia (10/5/2003, 45o51'51"S
67o28'53"W 20m), je ne retiendrai que la petite plage de gallets
plats et multicolores faisant face a l'ocean, et la seance de ricochets
effectues en attendant que Jean-Christophe finisse l'une de ses
interminables seances d'emails a Sophie. D'El Bolson (12/5/2003,
41o57'51"S 71o32'06"W 306m), petit village baba-cool declare
"zone non-nucleaire" au pied des Andes, je ne retiendrai pas grand
chose, si ce n'est une petite randonnee a flanc de montagne,
qui aura souligne la similitude des paysages andins avec ceux
de la Suisse. De Bariloche, je retiendrai le paysage ideal
de la ville, deployee au bord d'un lac parfait, au pied de montagnes
parfaites, pour le parcours desquelles je ne sentirai finalement
aucune motivation. De notre traversee de la Patagonie, en ayant
renonce a l'auto-stop, je ne retiendrai que l'impression d'avoir
ete separe par la fenetre des bus d'un paysage devenu monotone
a force d'etre inaccessible. Toute la Patagonie fut hors-saison,
plate, vide, lisse et commerciale, depourvue d'options pretant
au reve et a l'aventure.

Par ailleurs, malgre l'estime et l'affection que j'ai pour
Jean-Christophe (nous partageons un meme esprit creatif,
expansif et aventureux), l'ecoute du recit de ses demelees
avec Sophie me tire vers le bas. Il le sent probablement,
car il a lui-meme commence a former d'autres plans que ceux
de notre epopee bresilienne. Il est donc temps pour moi
de repartir seul, de changer d'air et d'ambiance, de chercher
a progresser de nouveau pour, encore une fois, tenter
de retrouver le "It", l'etincelle, le feu spirituel
et physique qui forme l'essence veritable de la liberte.


Mardi 20/5/2003 - Miramar - 38o16'14"S 57o50'19"S 0m - 15oC, pluie

L'etincelle ne reviendra pas a Miramar, station balneaire
proche de Mar Del Plata, sur la cote atlantique de l'Argentine.
Malgre le mystere et la beaute parfois evidente des pampas
parcourues dans un bus de luxe depuis Bariloche, malgre
le romantisme de l'ambiance totalement hors-saison qui impregne
Miramar, malgre les kilometres de plages desertes ou je me rememore
mon epopee atlantique en faisant face a l'ocean ("maintenant,
je sais comment c'est, la bas, au milieu..."), malgre tout
ce que l'ambiance peut avoir a m'offrir ici et maintenant,
il me faudra chercher ailleurs la source d'une nouvelle energie.
Peut-etre a Buenos Aires, la Grande Ville, la Capitale ?


Dimanche 26/5/2003 - Buenos Aires - 34o36'30"S 58o22'20"W 8m - 18oC, nuageux
14:00 - Plaza Dorego
Le dimanche est jour de foire sur cette petite place carree du vieux
quartier de San Telmo. Le son du Tango renforce le pittoresque
des etalages des antiquaires. Je sirote un cafe tranquillement,
en regardant passer les argentins en goguette. Un peuple etrange,
melange d'aristocrate et de paysan, de delicatesse et de rusticite,
d'arrogance et de simplicite hospitaliere. Un peuple a l'image
du Tango, a la fois vulgaire et digne. Un peuple dont le cote
melancolique a probablement ete accentue par la crise economique
qui les frappe: les recentes elections presidentielles
ne semblent pas suffire a redresser la balance, a ranimer leur
espoir dans un futur meilleur.

La ville de Buenos Aires ne presente pour sa part rien de plus
ou de moins special que n'importe quelle grande capitale
europeenne. Les voyageurs rencontres sur place y vantent
la vie nocturne des discotheques, dont une frequentation
quasiment initerrompue est rendue possible par les bas
prix de la cocaine et de l'ecstasy. Rien par quoi je ne me
sente specialement interesse. La ville ne me sortira pas de
mon va-et-vient entre les deux poles du bonheur et de la deprime.
Comme un clin d'oeil ironique, le souvenir le plus marquant
que j'en garderai sera celui de la visite du cimetierre
de Recoleta, avec ses mausolees aux architectures sombres
et son atmosphere macabre on ne peut plus gothique.

Rien ne me servirait donc de rester plus. Il me faut encore
fuir en avant. Direction: les cascades d'Iguazu, pour tenter
de retrouver la source de mon inspiration au contact
de l'une des plus celebres merveilles de la nature.


Ne vous inquitez pas: ca ira mieux au prochain numero.

                                      -*- Sacha -*-
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"We were delighted, we all realized we were leaving confusion
and nonsense behind and performing our one and noble function
of the time, move."
                                -- Jack Kerouac, "On the Road" --
Les archives des chroniques sont sur:
            http://www.idiap.ch/~sacha/travel_tale.htm